L’intérêt de la Grande-Bretagne pour le Levant, comme pour l'Egypte, était avant tout stratégique. Le canal de Suez en tant qu'il était une des voies d'accès privilégiées aux Indes était un souci constant pour les Britanniques. Sa proximité du Levant rendait la perspective de l’occupation de ces territoires levantins par une puissance rivale inévitablement préoccupante. D'autre part, l'exploitation des champs pétrolifères d'Irak nécessitait des débouchés : la façade maritime du Liban ne pouvait laisser indifférents les Britanniques lorsqu’il fut question du partage de la région 578 .
En outre, la Grande-Bretagne, comme les autres nations chrétiennes européennes, était devenue la protectrice d'un groupe de chrétiens protestants, dans le système des millets 579 , ce qui engendra une confusion, dans l'esprit des Orientaux, entre Anglais et missionnaires américains. Cependant, cette protection était, semble-t-il, assez opportuniste puisqu'elle était soumise aux impératifs stratégiques du moment 580 . Les cruels événements qui virent s'affronter Maronites et Druzes dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle résultèrent, en partie, de cette politique. 581 Ces affrontements des Druzes et des maronites de 1840 et de 1860 masquaient en fait, un conflit franco-britannique pour la suprématie sur la région.
Le soutien que les Britanniques apportèrent aux Druzes visait surtout à déstabiliser la France. Les efforts de séduction des Britanniques auprès des maronites ayant échoué, ils décidèrent de se tourner vers les Druzes 582 . Ces derniers prétendaient avoir une ascendance commune avec les Anglais que ceux-ci exploitèrent sans scrupules 583 .
Dès le début du dix-neuvième siècle, Bechir II, l'émir des Druzes, dans sa lutte contre Djezzar le Boucher avait trouvé refuge et appui auprès des Anglais, dont il était devenu le protégé 584 . Les Druzes et les Anglais s'utilisèrent mutuellement les uns contre les maronites, les autres contre les Français. 585 De même, au moment où la conscription les menaçait, les Druzes se montrèrent prêts à se faire protestants, dans le seul but d'y échapper, puisque les chrétiens en étaient exempts 586 , pour, ensuite, abandonner cette nouvelle religion quand elle ne leur offrait plus d’avantages 587 .
L'Angleterre n'avait pas trouvé au Liban les alliés naturels que la France y avait trouvés. En effet, avant l'arrivée des missionnaires protestants, il n'existait pas de communauté protestante au Levant. Elle dut trouver d’autres alliés et se contenter de ce protectorat du peuple druze 588 . Les Druzes ravis du soutien que les Anglais leur apportaient, faisaient preuve d'une allégeance servile. Ainsi, Said Bey Jumblatt se proclamait-il: The English subject 589 ou the Queen's devoted slave 590 .
Rétrospectivement, il apparaît que, de part et d'autre, il y eut erreur d'évaluation et, comme souvent en pareil cas, un problème de représentation: les Druzes surtout développèrent un sentiment d’importance et d’impunité à cause du soutien des Anglais. 591 D’ailleurs, même lors des pires massacres, les Anglais, par haine de la rivale française, tentèrent toujours de disculper les Druzes. 592 Les relations entre Druzes et Britanniques étaient surtout des rapports de connivence contre les maronites soutenus par la France.
Les missionnaires protestants américains, eux aussi objets de manipulation, servaient d'intermédiaires pour des entreprises qui dépassaient largement leur champ d'action propre. La dangereuse assimilation des protestants américains aux Anglais – tous reconnus sous le terme d’Angliz 593 - se fit surtout au détriment des premiers. Protestants et Anglais étaient étroitement liés : d'aucuns affirment que missions protestantes et troupes britanniques arrivèrent concomitamment 594 et que des espions à la solde britannique se trouvaient parmi les convertis au protestantisme 595 .
Tout ceci rendit les Anglais éminemment suspects aux yeux des maronites en particulier et aussi des autres chrétiens. 596
Les Anglais ont toujours semblé préférer les intrigues diplomatiques à l’œuvre missionnaire. En conséquence, il y avait peu d’écoles de missionnaires britanniques au Liban: ils laissaient cette tâche aux protestants américains 597 . Cependant, dès 1860, apparurent les écoles de la British Syrian Mission 598 . A la fin du dix-neuvième siècle, on en comptait environ cinquante 599 et vers 1920, les différentes missions britanniques en avaient ouvert une soixantaine 600 à travers tout le pays.
Au contraire des Français, les Britanniques développèrent tous les échelons du système scolaire, du primaire jusqu'à l'école normale, à l'exception d'une université 601 bien que ces établissements ne bénéficiassent nullement du même appui que leurs homologues françaises: elles ne pouvaient compter que sur une aide de particuliers. 602
La British Syrian Mission s'intéressait principalement - mais pas exclusivement - à l'éducation des filles 603 .
Dans ces écoles, outre l'arabe, on enseignait l'anglais. Lorsque les grandes vagues migratoires vers les Amériques se produisirent, ces écoles exercèrent un attrait certain, en partie dû au libéralisme inconnu des établissements français. 604 La sphère d’influence de l’anglais dans la quête de professions bien rémunérées et de positions jugées prestigieuses, s’étendait en Egypte et au Soudan sous domination britannique : nous verrons comment la famille d’Edward Atiyah, et lui-même, trouvèrent dans ces deux pays des emplois que leur maîtrise de l’anglais rendait effectivement plus accessibles.
L'image que percevaient - et transmettaient - les tenants de la cause britannique était celle d'une Angleterre forte, puissante et guerrière, totalement différente de l’image de la France maternelle 605 . Cette image d’une Angleterre victorieuse allait de pair avec la vénération d’une certaine force , décriée par les Français qui y voyaient une atteinte à leur propre prestige dont ils prétendaient qu’il avait été acquis de manière plus pacifique :
‘ Les Orientaux vénèrent la force et s'inclinent devant la richesse; le faste et les manifestations extérieures de puissance les impressionnent et les fascinent. Les Anglais n'épargnèrent donc rien pour frapper l'imagination populaire. 606 ’L'autre aspect de l'Angleterre était son intégrité et son efficacité 607 . Comme en Egypte, l'Angleterre se voulait organisatrice. De l'anarchie léguée par la règle ottomane, elle voulait faire une nation bien réglée, ordonnée. Et s'il est vrai que les contraires s'attirent, alors l'Angleterre peut bien avoir exercé une certaine fascination sur l'esprit syrien.
A la pénétration tous azimuts de la France, s'opposa donc une pénétration ordonnée, méthodique. Au flot désordonné et capricieux des missionnaires français s'opposa l'agencement strict des troupes anglaises, défilant en ordre 608 . Ce qui différencie profondément Français et Anglais, c'est le type de relations humaines qu'ils créaient : autant le Français distribuait son amour, autant l'Anglais demeurait distant et refusait de se commettre avec les étrangers ce qui blessa certains anglophiles 609 . Il n'empêche que la Grande-Bretagne attirait à elle un certain nombre de Syriens qui voyaient probablement en cette puissance rivale de leur tutrice, un contrepoids à son envahissante bienveillance 610 .
«It is understood that England would be glad to secure a hold on Syria , not only because of its nearness to the Suez Canal, also because they wish to run a pipe-line from the oil-wells of Irak to the coast. If it is not possible to secure a port in Syria, they will have to run a long pipe-line through Palestine and develop the port of Haïfa. (Wilson, Florence. Near East Education Survey. p. 101.) «La possession de la Syrie méridionale rapprocherait [...] les Anglais du but qu'ils veulent atteindre par l'Egypte.» (Guys, Henry. Esquisse de l'Etat politique et commercial de la Syrie. p. 287.)
« American missionaries [...] depended very much on English consular protection. Indeed, the Americans were known to the authorities as members of the English « MILLET. »(Tibawi, A.L. American Interests in Syria . p. 19.)
« [La]politique [de la Grande-Bretagne] aussi respectueuse que celle de la France de l'intégrité de l'Empire ottoman, est cependant plus égoïste. Conçue elle aussi, en principe du moins, en vue d'une réforme générale de l'Empire ottoman, elle fait assez bon marché du sort des Chrétiens lorsque se trouve en jeu un équilibre oriental lié aux intérêts britanniques.» (Rondot, Pierre. Les Chrétiens d'Orient. (Cahiers de l'Afrique et de l'Asie IV) . p. 100-101.)
«Although Great Britain felt sympathy towards the Maronites, it did not relish the establishment of an independent Maronite nation for it could have threatened the stability of the Ottoman Empire as a whole and encouraged other minorities within the Ottoman Empire to rebel. Thus it seems possible that Great Britain supported the Druzes to prevent the Maronites from achieving an independent Lebanon . When France attempted to support the Maronites, what was ostensibly a struggle for independence deteriorated into a sectarian conflict.» (Abraham, Antoine J. Lebanon and Mid-century-Maronite-Druze Relations in Lebanon .1840-1860 . A prelude to Arab Nationalism.p.18.)
Hourani, A.H. Syria and Lebanon. p. 28.
«Druzes claimed common descent for their people with the British. [...] This claim goes back to the early part of the eighteenth century. English agents in Syria , anxious for a « zone of influence » among the Druzes to counteract the French zone among the Maronites, may have acquiesced in the Druze claim to blood relationship with the British.» (Hitti, Philip K. The Origins of the Druze People and Religion. p.16-17.) «Il est à peu près certain que, pour favoriser leur action en Syrie , les Anglais ont exploité la légende des Druzes descendant des Templiers, et leur ont fait croire que le rite écossais dans la franc-maçonnerie leur était particulier, et qu'un lien mystique les unissait comme eux aux Chevaliers du Temple. » (Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes : Histoire du Liban et de la montagne Haouranaise . p.380n.)
Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes : Histoire du Liban et de la montagne Haouranaise . p.165.
Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes : Histoire du Liban et de la montagne Haouranaise . p.200.
« The Druzes of Lebanon sought to escape at least conscription by adhering to the « English » MILLET. The American mission received some applications from certain villages for preachers and teachers, and this fact created the impression that a large section of the Druze community was ready for conversion to Protestantism. » (Tibawi, A.L. American Interests in Syria. p. 77.)
«When the hope of political protection was cut off they politely bowed the missionaries and priests out of their village.» (Jessup, H.H. Fifty three Years in Syria .Cité in Tibawi, A.L. American Interests in Syria. p. 78.)
Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes : Histoire du Liban et de la montagne Haouranaise . p.200. Voir aussi Guys, Henry. Relation d'un séjour de plusieurs années à Beyrouth et dans le Liban. p.310.
Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes : Histoire du Liban et de la montagne Haouranaise . p.200. Voir aussi Guys, Henry. Relation d'un séjour de plusieurs années à Beyrouth et dans le Liban. p.310. «Le conflit entre Maronites et Druzes était, pour une part, comme un aspect local de la rivalité franco-anglaise dans le Proche Orient. Les Maronites depuis des siècles, étaient les protégés de la France, et c'est bien grâce à cela qu'ils avaient joui durant plusieurs années des faveurs d'Ibrahim. Tout naturellement, les Druzes devaient demander à l'Angleterre de les protéger. Celle-ci [...] fut heureuse d'accorder cette protection et, par voie de réciprocité, de trouver chez les Druzes un solide appui.» (Lt Colonel Bourget. «Les événements de 1860 au Liban et l'intervention française.» in Revue des Troupes du Levant, Janvier 1937. p. 12.)
Churchill, Charles H. The Druzes and the Maronites under the Turkish Rule from 1840 to 1860. p. 202.
Churchill, Charles H. The Druzes. p. 203.
« The perseverance with which the British Government continued to countenance and support this Druze chief (: Saïd Bey), notwithstanding his known delinquencies, not only excited the wonder, and most justly, of the Christians, but had a most deteriorating effect on the Druzes themselves. It gave them the most false and erroneous estimate of their own importance in the eyes of that government. It encouraged the whole Druze community in their contempt and disregard for the Christians as a body. It is evident, they argued, that we are prefered to them; the British government, whatever we do, will never discord us or disown us. So strongly did these feelings, and this way of thinking thus apparently sanctioned exist latterly amongst the Druzes, that during the late massacres many of them absolutely thought they were doing the English a service, by extirpating a sect whose clergy denounced them as heretics, freemasons and infidels. » (Churchill, Charles H. The Druzes. p.100-101.)
Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes. p . 200. Et Churchill, Charles H. The Druzes. p. 277-278.
‘Une bonne partie des attaques qui eurent lieu alors contre les protestants vint de ce qu'on les appelait Angliz et qu'on leur imputa donc les fautes de ceux dont ils portaient malencontreusement le nom.’ (Jessup, H.H. cité in Hornus, Pasteur Jean-Michel «Le protestantisme au Proche Orient.» in Proche Orient Chrétien, t. 9, fascicule I, janvier-mars 1959. p. 44-45n.)
Moutran, Nadra. La Syrie de demain. p. 401.
Guys, Henry. Esquisse de l'état politique et commercial de la Syrie. p. 288.
Guys, Henry. Esquisse de l'état politique et commercial de la Syrie. p. 288.
’ There were a few British missionary schools[in Syria and Lebanon ], but for the most part British missions had restricted their activities to the British Mandated Territories, leaving Protestant missionary work in the French area to the Americans.’ (Hourani, A.H. Syria and Lebanon. p. 157.)
« In October 1860 the British Syrian Mission entered the field and founded schools for boys and girls in Beirut , Zahlah, Ba'albakh, 'Ayn Zahaltah, Shimlân and Hâsbayya. Its training college for girls, opened that year in Beirut, is still an important institution for educating teachers. » (Hitti, Philip K. Lebanon in History. p. 448.)
Voir Tibawi, A.L. American Interests in Syria . p. 290.
« On évalue à une centaine le nombre des écoles anglaises que fréquentent environ 7000 élèves dans toute la Syrie . Au Liban seulement, environ 3000 élèves sont instruits dans une soixantaine d'écoles anglo-américaines. Ces écoles [...] furent fondées et sont dirigées par des Missions protestantes britanniques (anglaises, irlandaises ou écossaises) ou américaines, ou encore anglo-américaines. Telles sont les Missions britanniques (3 écoles de filles, 1 école de garçons à Damas, 1 école normale d'institutrice, 6 écoles primaires, 2 écoles d'aveugles à Beyrouth , 36 écoles dans la région, 2 écoles à Antioche, etc...); la Mission des presbytériens réformés, dont le siège est à Lataqiyeh; la Mission irlandaise dont le siège est à Damas, la Mission écossaise dont le siège est à Choveir (2 collèges de jeunes filles dont un pour les jeunes musulmanes, 1 école de garçons et 1 école de filles à Beyrouth); [...] l'English Church de Beyrouth et de Damas, etc. » (Samné Dr George. La Syrie . p. 204-205.) Voir aussi Congrès français de la Syrie. p.158-187 : index détaillé des établissements scolaires en Syrie. Et Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople, en Egypte et Turquie d'Asie. p. 189-203-210-224.
Tibawi, A.L. Islamic Education. p. 136-137.
Tibawi, A.L. Islamic Education. p. 137.
« Next to the Roman Catholic missions, the most powerful competitors to the Americans in the field of education were the English, through the Ladies Association for Social and Religious Improvement of Syrian Females, better known as the BRITISH SYRIAN MISSION, formed in 1860 under the patronage of Lord Shaftesbury. The educational work of the mission was decidedly for females, even though schools for boys, and even for the blind and the crippled, were also opened.»(Tibawi, A.L. American Interests in Syria . p. 156-157.)
« Les libanais, découragés par la pauvreté du sol, et par les procédés vexatoires de l'administration, émigrent en grand nombre, soit en Egypte , soit en Amérique. Dans les villages du Liban , les écoles anglaises et américaines sont de plus en plus fréquentées : dans celles que dirigent nos religieux, l'anglais est étudié et peut-être plus que le français; tous les parents veulent mettre leurs enfants en état d'aller gagner leur vie aux Etats Unis ou en Egypte. Notre influence et notre prestige diminuent d'autant, tandis que la langue et l'influence de l'Angleterre font de rapides progrès. On entend les libanais vanter, comme un bienfait de l'Angleterre, la très large tolérance religieuse dont jouissent en Egypte les émigrants de toute race et de toute confession. On ne distingue guère, dans la montagne, entre l'Angleterre et l'Amérique, et lorsque des émigrants reviennent au pays avec quelques épargnes, on admire la richesse de l'Angleterre. » (Pernot, Maurice. Rapport sur un voyage d'étude à Constantinople, en Egypte et en Turquie d'Asie. p. 233-234.)
605 Voir Edward Atiyah. An Arab tells his Story. p. 20, 27…où apparaissent les signifiants inviolable fortress, great might, prestige, armies, fleets, victories,greatness…
Gontaut-Biron, Comte R. de ; Comment la France s'est installée en Syrie.p. 61. Il insiste sur le côté superficiel («manifestations extérieures») de l’ attrait de l’Angleterre.
‘Method, organization, justice and official honesty dazzled the Syrian mind hitherto accustomed to a corrupt and inefficient regime’. (Edward Atiyah. ATS.28.)
Gontaut-Biron, Comte R. de. Comment la France s'est installée en Syrie.p.61.
Edward Atiyah. ATS .41.
«Tout ce qu'a pu faire l'influence anglaise a été de servir de correctif aux exagérations auxquelles s'étaient laissés aller les partisans trop ardents de l'influence française.» (Khalaf, Saher. Littérature libanaise de langue française. p. 143.)