1 - Protestants, Druzes, Maronites.

Les maronites et leur clergé, poussés par la France, s'opposèrent à l'intrusion protestante 621 . L'antagonisme franco-britannique joua contre les missionnaires américains, identifiés aux Anglais à cause de leur langue et de leur religion communes. Dans une société où la religion jouait un rôle aussi important, la menace d'excommunication brandie contre ceux qui entretiendraient la moindre relation avec les protestants américains, équivalait à une menace de mort sociale, sinon réelle 622 . Le conflit entre maronites et protestants, dû en partie à la maladresse de certains missionnaires 623 , se déclara dès le début des années 1820 et devint assez vite violent. Les violences verbales furent rapidement suivies par des agressions physiques. Gregory Wortabet rapporte toute une série de violences verbales, insultes, calomnies : vile heretics, hellish dragons [...] who were coming to seduce them from their faith as the serpent tempted Eve, possessed of witchcraft, [they] caused the great earthquake of Aleppo… 624 Dans tous les exemples d’accusation pour dénigrer les protestants, étaient habilement mêlés enseignement religieux et croyances et crédulité populaires. Le mécanisme de déformation de la réalité passait par des raccourcis métonymiques : de l'instruction qui donne un travail bien rémunéré à l'argent inépuisable de la Bible 625 , de la gratuité de l'enseignement avec équipement des élèves à l'achat des âmes. C'était un exemple de fanatisme religieux, soutenu par l'impérialisme politique 626 .

Il était donc difficile pour les missionnaires américains de faire du prosélytisme parmi les maronites. Au contraire, les Druzes, ennemis traditionnels des maronites, vinrent à eux. Etait-ce réellement par affinité, comme le fait remarquer Kamal Joumblatt qui souligne un certain nombre de traits communs entre eux :

C'étaient [...] les grandes familles druzes, leurs princes et leurs chefs qui dominaient ce Liban , avec leur esprit rationnel et leur sens libéral. [...] Ils étaient un peu les protestants ou les quakers de l'Islam. 627

Les Druzes n’étaient pas hostiles a priori aux chrétiens. Ils reconnaissaient même un certain nombre de valeurs communes aux deux communautés, si bien que confier leurs enfants à des professeurs chrétiens n'était pas, pour eux, une hérésie 628 . Leurs relations conflictuelles avec les maronites étaient plus d'ordre politique que religieux. Ces derniers ayant été choisis par les Français, les Druzes trouvèrent donc auprès des Anglo-américains l'aide dont ils avaient besoin. Nous avons dit que les Anglais négligeaient l'instruction au profit de la stratégie et de la diplomatie, laissant cette tâche aux missionnaires américains. Ainsi se créa-t-il une certaine ambiguïté, qui nuisit probablement aux missions protestantes qui s’appuyèrent parfois sur les Anglais 629 . Les protestants intéressaient les Druzes en ceci qu'ils étaient une voie d'accès à la protection des Britanniques, contre les maronites 630 . Ainsi les Druzes s'appuyaient-ils sur les protestants et les protestants sur les Druzes, pour asseoir leur influence 631 . Dans les relations anglo-protestantes/Druzes, il y a toujours comme un relent de marchandage qui s'accorde mal avec des visées spirituelles. Pour ce chef de la Bekaa, c'est donnant-donnant :

Je suis de cœur avec les Anglais et je désire être sous la direction des Anglais. Je désire des écoles. J'ai environ 250 personnes sous mes ordres. 632

Lorsque eurent lieu les massacres de 1860, la réputation des missionnaires américains souffrit de ces relations privilégiées avec les Druzes 633 . En fait, les efforts des missionnaires américains furent loin d'être couronnés d'un succès facile : ils étaient chaque fois anéantis, ou du moins gênés, par la politique impérialiste de la France qui voyait d'un très mauvais oeil se développer des écoles rivales. En effet, si les Américains échouèrent dans leur entreprise de conversion, en revanche, ils réussirent brillamment dans le domaine de l’éducation 634 .

Notes
621.

Churchill, Charles H. The Druzes. p. 41-42.

622.

Les appels haineux, les provocations continuelles contre les protestants conduisirent au martyre d'Asaad Esh Shidiak, « the proto-martyr of Protestantism in Syria « . (GMW. Vol.1. p.53) Celui-ci s'était converti au protestantisme après avoir collaboré avec des missionnaires à qui il enseignait l'arabe. Dans un récit passionné, Gregory Wortabet, dont le père était un ami du jeune martyr, rapporta cette histoire.(GMW. Vol.1. p. 53-54-55)

623.

«The confluence of so many Protestant missionaries on a Maronite stronghold, the establisment in it of a permanent Protestant centre in place of a Jesuit school, and the report of aggressive language used by King at Dair al-Qamar where he enlivened his studies of Arabic by engaging in religious controversy, - all provoked a violent reaction. No doubt acting on representations from the Maronite hierarchy the Amîr Bashîr promptly ordered the Antoura premises to be abandoned by the Protestants, despite representation made on their behalf by the English Consul in Beirut . Thus began an open conflict between the Maronite hierarchy and the American mission.» (Tibawi, A.L. American Interests in Syria .p. 24.)

624.

GMW. Vol.1. 49-50. On a ici un aperçu de la violence et de la haine qui régissaient les rapports des Maronites avec les protestants. Plus frappante encore - parce qu'elle émane de l'autorité ecclésiastique - est la proclamation du Patriarche maronite, dont on aurait pu penser que son rôle de chef de l'Eglise maronite lui aurait inspiré de «calmer le jeu», d'apaiser les passions.» On the 3rd of August 1827, a proclamation was read in all the churches signed by « THE IGNOBLE JOSEPH PETER, PATRIARCH (Maronite) OF ANTIOCH AND ALL THE EAST » , excommunicating those who would receive « that deceived man and deceiver of men, Bird the Bibleman » , declaring that they are therefore accused, cut off from all Christian communion; and let the curse envelop them as a robe, and spread through all their members like oil, and break them in pieces like a potter's vessel, and wither them like the fig tree cursed by the Lord himself; and let the evil angel rule over them to torment them day and night, asleep and awake, and in whatever circumstance they may be found. We permit no one to visit them, or employ them, or do them a favor, or give them a salutation, or converse with them in any form but let them be avoided as a putrid member, and as hellish dragons : Beware, yea, beware of the wrath of God! » (GMW. Vol.1. 44).

Des rumeurs couraient selon lesquelles les missionnaires protestants achetaient les conversions. » And these men, it was said, were come to buy people to their faith, and that the price they gave for common people was TEN PIASTRES, or ONE SHILLING AND EIGHT PENCE sterling, and that these ten piastres always remained with the man who received them, however much he might spend from them. »(GMW. Vol.1. 50). . Le père Jullien - qu'on ne peut soupçonner de sympathies américaines - reconnaît volontiers la manipulation idéologique, en rétablissant les faits : » A partir de 1830, nos montagnards commencèrent à voir sur leurs sentiers pierreux des hommes qui parlaient l'anglais, invoquaient le nom de Dieu, distribuaient des livres et surtout de l'or, vrai talisman en Orient. Ces hommes appelaient à eux les petits enfants, leur enseignaient à lire la langue arabe, à l'écrire, à tenir leurs petits comptes de piastres. Ils promettaient que les plus habiles gagneraient beaucoup d'argent à Beyrouth et ailleurs dans les maisons de commerce qui se fondaient alors, ou même en gagneraient davantage en servant de drogmans aux voyageurs français. Ces hommes étaient des prédicants du protestantisme américain. Ils ouvrirent des écoles qui ne coûtaient rien, qui donnaient même tout, livres, papiers, jusqu'à des vêtements.» (R.P. Jullien. Nouvelle mission de la Compagnie de Jésus en Syrie . 1898, cité in Hornus, Pasteur Jean-Michel. «Le protestantisme au Proche Orient» in Proche Orient Chrétien, t. 8, fascicule III, juillet-septembre 1958. p. 243-262-253.

625.

II Rois 17 : 14-16.

626.

«Of the Christians in Lebanon , only the Protestants were anti-Maronite and pro-Druze because the Maronite prelates had been hostile to the Protestants missionary activity. Their opposition to the Protestants was not completely based on doctrinal grounds. At times, the Maronite priests acknowledge the truth in Protestant teachings but they feared a weakening of their own power as a result of any large number of Maronite conversions to Protestantism. Apparently, the Patriarch would not tolerate conversions for it would weaken the Maronite nation as an entity.» (Abraham, Antoine J. Lebanon at Mid-Century. p. 90.)

627.

Joumblatt, Kamal. Pour le Liban . p.95.

628.

«C'est [leur] libéralisme qui fait que les chefs religieux druzes ne voient aucun inconvénient à confier l'instruction et l'éducation de leurs enfants à des professeurs chrétiens. « Nous ne pouvons pas, expliquent-ils, initier nos fils à nos croyances, avant qu'ils aient l'âge de raison, qu'ils aient été éprouvés, et qu'on ait pu discerner s'ils sont dignes d'être admis aux degrés de l'initiation. Or, puisque c'est votre religion chrétienne qui est la plus près de la nôtre, nous ne pouvons voir que d'un oeil satisfait, l'intérêt que vous portez à nos jeunes enfants, parce que nous savons que vos professeurs chrétiens sont des hommes honnêtes, et que leurs conseils sont ceux que nous donnons nous-mêmes. [...] Si les instituteurs, avant la première révolte, étaient impopulaires, c'est parce que, pour certains, leur enseignement n'avait pas à sa base les conseils moraux, qui sont à la base de notre religion comme de la vôtre.» (Bouron, Capitaine Narcisse. Les Druzes. p. 302.)

629.

«La mission s'identifia [...] pendant quelque temps avec les intérêts politiques anglais et c'est avec l'argent de la couronne que furent lancées en Août 1841 l'école de Deir el-Kamar, destinée aux fils des chefs druzes, et trois autres écoles de village pour les enfants du peuple.» (Hornus, Pasteur Jean-Michel «Le protestantisme au Proche Orient» in Proche Orient Chrétien, t. 9, fasc. I, janvier -mars 1959. p. 42-55.)

630.

«Les Druzes [...] pensèrent [...] qu'en devenant protestants ils [...] pourraient cependant rester adversaires déterminés des Maronites, comme par le passé. De plus, ils comptaient ainsi obtenir la protection de l'Angleterre.» (Hornus, Pasteur Jean-Michel. «Le protestantisme au Proche Orient» in Proche Orient Chrétien, t. 9, fasc.i, janvier-mars 1959. p. 42.)

631.

«Les protestants sont une minorité faible et détestée. La Providence a constitué pour l'instant les Druzes comme un mur de défense. Nous leur devons par la grâce de Dieu de pouvoir poursuivre notre oeuvre dans ces montagnes. »(Anderson, R. History of the Mission of ABCFME to the Oriental Church. Cité in Hornus, Pasteur Jean-Michel. «Le protestantisme au Proche Orient» in Proche Orient Chrétien, t.9, fasc. I.p.46n.)

632.

Hornus, Pasteur Jean-Michel. «Le protestantisme au Proche Orient» in Proche Orient Chrétien, t.9, fasc. I.p.44n.)

633.

Hornus, Pasteur Jean-Michel. «Le protestantisme au Proche Orient» in Proche Orient Chrétien, t.9, fasc. IV. p.353n.

634.

«The idea of higher education for the Near East was a natural outgrowth of American missionary activity which, since 1820, had exercised an almost unbroken influence on Lebanon , Syria and Palestine . [...] The American Board of Commissioners for Foreign Missions may have failed in their immediate aim of converting the Moslems in large numbers to Christianity, but they succeeded better than they knew in accomplishing a regeneration in the spirit of the people. Through their schools, their printing press, their general interest in the largely forgotten culture of the Arab world, as well as through their deep concern with spiritual life, they kindled a vital flame.» (Penrose jr., Stephen B.L.. That They May Have Life. p. 5.)