2 - Clivages linguistiques et idéologiques.

Comme ailleurs dans le monde, l'influence économique, politique, technologique de l’Amérique, se faisait de plus en plus forte : le recours à la langue anglaise devint pratiquement inévitable 774 . Les écoles, même celles à dominante traditionnellement française, se virent contraintes d’ activer (ou réactiver) l'enseignement de l'anglais 775 . Même les écoles musulmanes durent enseigner cette langue 776 .

Mais souvent, plutôt qu'à un choix, on assistait à une accumulation des langues 777 – dans les textes de notre corpus , nous serons souvent confrontés à cette prolifération linguistique dont certains auteurs ont su jouer avec beaucoup de talent. Cette accumulation tend à montrer la complémentarité des langues plutôt que leur antinomie.

D'ailleurs, les champs d'application des langues sont assez bien délimités. On constate que l'anglais est devenu la langue du commerce et des sciences, domaines dans lesquels les Anglo-américains se présentent comme les plus performants. Au français restent attachées les images du diplomate, du penseur, de l'humaniste. Clivages qu'on a pu noter dès l'origine.

Dans un pays où le pourcentage d'alphabétisation était aussi élevé, le problème du choix des langues ne correspondait pas à un clivage social 778 . Par contre, le choix des langues n'était pas indifférent au milieu religieux. Dans un pays où les communautés religieuses étaient si fragmentées et si jalouses de leurs territoires (au sens propre comme au figuré) et de leurs prérogatives, nous avons déjà montré quel rôle les langues avaient joué dans l'implantation des diverses missions religieuses étrangères. Ces clivages religieux sont devenus, au fil des ans, des clivages idéologiques et politiques. Porter son choix sur une langue plutôt que sur une autre revenait pratiquement à souscrire à un certain type d'idéologie. Selim Abou résume ceci en ces mots :

Pour le Musulman moyen, la langue et la culture françaises telles qu'elles sont pratiquées au Liban , sont les séquelles d'un état de dépendance politique révolue, pour le Chrétien, elles expriment au contraire la fidélité à l'histoire même qui a façonné l'état libanais et sans laquelle le Liban ne serait pas ce qu'il est. 779

A mesure que l'éducation occidentale l'emportait par sa modernité sur l'éducation arabe traditionnelle, les musulmans furent attirés et cherchèrent, par le moyen de l'instruction européenne, à se revaloriser, à se hisser au niveau de modernité atteint par les chrétiens. Pour le chrétien, s'abandonner au giron de la chrétienté occidentale était relativement naturel, pour le musulman, la démarche était différente et relevait d'un choix délibéré :

Les Chrétiens oublient facilement, nous disait en substance un magistrat sunnite, que les musulmans ont plus de mérite qu'eux à militer pour le maintien de la culture française; ce qui est pour le Chrétien l'objet d'une adhésion immédiate, ne peut être pour le Musulman que l'objet d'une option qui suppose déjà un certain degré de culture. 780

Nous avons dit comment les Français avaient agi pour la gloire de la France alors que les Anglo-américains avaient, d'une certaine façon, lutté pour le nationalisme. Ainsi, choisir l'une ou l'autre option linguistique signifiait choisir l'une ou l'autre des idéologies : l'impérialisme français contre le nationalisme. Pour les chrétiens qui se rangeaient sous la bannière catholique ou protestante, le choix était à nouveau «naturel» : une allégeance qui allait de soi. Ainsi les catholiques choisissaient-ils le français et les protestants l'anglais. Les orthodoxes hésitaient entre l'anglais ou le français 781 . Pour le musulman, au-delà de l'option utilitariste, choisir une langue signifiait soit se ranger dans le camp de l'occupant et accepter la dépendance, soit se placer dans l'opposition à cette occupation française et militer pour l'indépendance ou pour une aide américaine. Après l'indépendance, les choix linguistiques procédaient des séquelles des clivages religieux et traduisaient des sympathies politiques, plus que des affinités linguistiques. Ainsi, à mesure que l'emprise française se faisait plus tenace même après l'indépendance, on assista à une croissance du choix de l'anglais. On a beau jeu de dire que l'attrait de l'anglais était essentiellement scientifique et technique, que l'influence américaine s'étendait partout sur le globe, il n'empêche que pour certains, le choix de l'anglais n’était fait qu'en opposition aux restes de France incrustés au Liban ou pour contrebalancer cette trop grande influence française.

Notes
774.

« Depuis 1943, l'influence américaine dans la vie économique du Liban est allée croissante [...]Dans un pays essentiellement voué au commerce comme le Liban, l'anglais est indispensable. » (Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban. p.139).

775.

« Assez vite après le mandat, et en même temps que se développait le besoin de la langue anglaise, les établissements secondaires nationaux ou français s'efforcèrent de rendre plus efficace et plus vivant l'enseignement de la troisième langue, jusqu'ici considérée par l'élève comme une langue morte. Cet effort répondait au double souci des parents d'assurer à leurs enfants la culture française traditionnelle et une connaissance de la langue anglaise ,correspondant aux besoins de l'heure. » (Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban. p139).

776.

«Depuis octobre 1958, les collèges secondaires des Makassed (musulman) ont dû créer une section anglo-arabe, à la demande instante des parents, exclusivement soucieux de l'utilité matérielle de la langue occidentale, mais au regret, semble-t-il de certains responsables sensibles à la valeur culturelle du français.» (Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban . p.144).

777.

« Dans la bourgeoisie de langue française [...] on assiste actuellement à ce que l'on commence à appeler « trilinguisme » arabe-français-anglais. » (Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban . p.142).

778.

Abou, Sélim. «Bilinguisme au Liban : La rencontre de deux cultures.» in Esprit. Nov. 1962. p. 753-769.

779.

Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban . p.157.

780.

Abou, Sélim. Le bilinguisme arabe-français au Liban . p.144-145.

781.

Matthews, Roderic D and Akrawi, Matta. Education in Arab Countries of the Near East. p.416).