3 - Défense de l’arabe.

Dans cette véritable Babel qu'était devenu le Liban à l'aube de son indépendance, certains Libanais se mirent à lutter pour défendre la langue arabe contre les tenants de l'une ou l'autre langue européenne ou contre les tenants du bilinguisme 782 .Mais se débarrasser du bilinguisme scolaire était matière très délicate et malaisée. Le système public était largement copié sur le système français. De plus il était encore déficient aux niveaux secondaires et supérieurs et dépendait des écoles privées ou étrangères 783 . Supprimer le bilinguisme scolaire était donc impossible puisque cela aurait barré l'accès aux études supérieures et beaucoup ne souhaitaient pas cette solution qui aurait amputé le Liban d'une partie de son originalité culturelle.

Le développement de l'arabe posait, pour l'écolier libanais comme pour tous les autres petits Arabes, le problème du passage de l'arabe dialectal à l'arabe littéral. Et les programmes devaient tenir compte de cette dichotomie 784 avant qu’on puisse réfléchir à leur contenu. Il ne suffisait pas d'enseigner l'arabe, encore fallait-il l'inscrire dans une culture et également dans un projet national(iste), un projet d'unité nationale 785 . Dès les débuts de sa scolarisation, l'enfant serait confronté et imprégné de cette culture arabe que les éducateurs étrangers avaient volontairement occultée :

L'enfant aura, dès le cours préparatoire, entendu et répété des histoires des grands événements et des grands hommes du passé de sa terre. [...] L'histoire que le petit Libanais apprendra doit être l'histoire du monde, vue de ce rivage méditerranéen. Certes, sur quelle terre l'histoire se résumera-t-elle d'une façon plus vivante et plus juste. Ici, toutes les civilisations antiques et classiques ont marqué leur empreinte. Ici tous les efforts et tous les combats du Moyen-Age et des temps modernes ont eu leur retentissement. Le petit Libanais ne doit pas apprendre l'histoire de France et l'histoire du Liban , mais une histoire libanaise du monde où la France occupe la place qui lui revient dans le monde et dans la vie, le cœur et la juste pensée des Libanais. [...] La géographie, économique, physique et politique doit prendre sa perspective à partir de cet îlot montagneux et de ce carrefour des routes du monde. 786

On voit ici comment le Liban est replacé au centre des préoccupations scolaires, comment, de ce fait, l'écolier libanais est replacé dans son environnement naturel et non plus transplanté dans une hypothétique patrie morale immatérielle. Il faut cependant remarquer la forte empreinte française. D'abord parce qu'on parle principalement de la France dans ce texte, (le Liban continue à être situé par rapport à la France) et parce que la finalité de l'enseignement telle qu'elle y est définie a de forts relents de l'idéologie affective de la France :

Le petit Libanais allant à l'école y va pour apprendre à lire, à écrire, à compter, et pour apprendre à penser, à aimer et vivre en libanais. 787 ’ ‘ A travers tout cela se donnera une leçon [...] d'amour de la patrie dans ses réalités les plus humbles. 788

(Aimer , amour de la patrie, autant de signifiants entendus chez les missionnaires commissionnés par la France.)

Le problème était déplacé, mais aucune problématique nouvelle n'était vraiment dégagée. On tenait pourtant un peu plus compte des réalités quotidiennes et une initiation au travail manuel était prévue qui cherchait à mettre en valeur le travail traditionnel tout en l'améliorant. Le patrimoine libanais n'était plus rejeté ni ignoré systématiquement :

L'effort de l'enseignant qu'accompagnera la pratique tendra simplement : 1° à montrer la raison d'être des coutumes locales, à les rendre donc rationnelles, en même temps que traditionnelles; 2° à introduire dans la pratique les améliorations que l'expérience aurait démontrées avantageuses; 3° à corriger prudemment les habitudes qui, de traditionnelles, sont devenues aveuglément routinières et démontrées vicieuses, lorsque cette démonstration sera faite réellement. 789

Une nouvelle grille de lecture était offerte au petit Libanais qui lui permettrait d'analyser son environnement direct .

Notes
782.

«Le temps est venu de déclarer une guerre acharnée, en faveur du Liban même, à tous ceux qui sont portés à mépriser notre langue arabe [...] ceux qui veulent que la langue étrangère remplace chez nous la langue arabe.» ( al-Hajj, K. Difâ' an an al-lugâ-l-'arabiyya (Pour la défense de la langue arabe) (Beyrouth 1959) cité in Abou, Sélim s.j. Le bilinguisme arabe-français au Liban. p. 245.

783.

Matthews, Roderic D and Akrawi, Matta. Education in Arab Countries of the Near East. p.457.

784.

« In the teaching of Arabic special attention is paid to the difference between the colloquial and the classical languages, and an effort made to bridge the gap between them by selecting, as far as possible, vocabulary from the colloquial and incorporating it in correct sentences in the classical style. » (Matthews, Roderic D and Akrawi, Matta. Education in Arab Countries of the Near East. p.428).

«L'élève doit s'exprimer habituellement en arabe pur lorsqu'il parle arabe en classe. Il ne convient de le laisser recourir au dialecte que pour s'assurer qu'il comprend ce qu'il dit ou ce qu'il lit.»(Commission libre de l'école primaire au Liban, programme. p. 19.)

785.

«In teaching history and geography, the teacher is reminded that these subjects are of great use in developing patriotism and national spirit. » (Matthews, Roderic D and Akrawi, Matta. Education in Arab Countries of the Near East. p.428).

786.

Commission libre de l'école primaire au Liban, programme. p.36-37.

787.

Commission libre de l'école primaire au Liban, programme. p.7.

788.

Commission libre de l'école primaire au Liban, programme. p . 43.

789.

Commission libre de l'école primaire au Liban, programme. p .42-43.