DEUXIEME PARTIE
L'AUTOBIOGRAPHIE
Tentative de remembrement du corps osiréen à jamais mutilé

Fig. 2. Garde de l'émir. Oman. (Cliché : Dominique Baudis.
Fig. 2. Garde de l'émir. Oman. (Cliché : Dominique Baudis.Regard sur le Proche-Orient.).
Les Européens cherchent à nous impressionner […]. Pas seulement en mettant en évidence la richesse et la puissance des mécènes, mais en tâchant de nous faire croire que cette vie et ce monde qui sont les leurs ont quelquechose de spécial et de fascinant. Par ces visages, ces regards, ces attitudes toujours originales et particulières, et ces ombres qui ondoient sur le drapé de leurs habits, ils visent à frapper notre esprit en posant pour des créatures étonnantes. […] je vis que toutes ces personnalités mécréantes […] se changeaient en des personnes trop vastes en quelque sorte pour ce monde par le seul fait d’être peintes en portraits, de paraître réelles et donc si importantes.De ces portraits émanait une espèce de magie, qui les rendait incomparables,et qui m’a fait me sentir soudain, au milieu de tous ces tableaux, insuffisant et faible. Comme si j’avais pressenti qu’en étant peint de cette manière, je pourrais mieux comprendre ma raison d’être au monde. […] c’était, comment dire ? un désir criminel de se grandir face à Dieu, de se croire important soi-même, de se placer, en somme, au centre du monde.
Ohran Pamuk
Mon nom est rouge
’ ‘ Mais quelque effort que fassent les hommes, dit Bossuet, leur néant paraît partout : ces Pyramides étaient des tombeaux ! encore les rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pas joui de leur sépulcre.’
[…]
Pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops, qu’un amas de pierres et un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ; c’est une espèce de porte éternelle, bâtie sur les confins de l’éternité.

René de Chateaubriand
Itinéraire de Paris à Jérusalem
et de Jérusalem à Paris. ’ ‘ « Mais de quoi te mêles-tu, l'étranger? »
« Je me mêle de devenir ce que je suis, où je vis, où j'ai choisi de vivre. » 853

Quel est donc cet étranger qui, justement, ne se veut pas étranger, puisqu'il se mêle de quelque chose qui ne devrait pas le concerner, puisqu'il ne veut pas être précisément étranger à cette chose? 854

L'étranger : celui qui vient d'ailleurs, qui ne fait pas partie du groupe, de la nation; l'autre, étrange, donc incompréhensible, indéfinissable, voire innommable...

Et voilà que cet étranger que l'on ne peut nommer autrement que par son extranéité, veut participer, se joindre à ceux qui l'interpellent pour ne former, avec eux, qu'un seul groupe. Voilà qu'il signifie son désir, sa volonté, d'être parmi eux, mais pas à n'importe quel prix, à n'importe quelle place. Si l'étranger est rejeté le plus loin possible dans la sentence qui l'exile aux limites de l'interlocution, il s'affirme, dès l'origine, comme sujet, je, et martèle cette affirmation de soi en tant que sujet.

Cependant, cela ne va pas de soi. Si Dieu peut affirmer devant Moïse : ‘Je suis celui qui suis 855 , coïncidence parfaite de Son dire et de Son être, il n'en va pas de même pour l'étranger (ni pour tout autre sujet, d'ailleurs).

L'important c'est d'être ce que l'on est et naît. L'important est de le devenir. 856

L'étranger vit le décalage, l’écart : il lui faut devenir ce qu'il est, démarche où commencent à s'emmêler les temps - futur, présent qu'il faut accorder au passé-, où s'emmêlent les temps et les espaces, les temps et les langues, les uns et les autres, l'Un et l'Autre. Cet écheveau emmêlé, il lui faut le démêler, pour trouver le fil qui suture la déchirure de l'écart.

Sujet condamné au grand écart, il recourt à l'écriture comme un appel au secours :

Ecrire, [...] c'est chercher l'entrée de secours. 857

Ecrire, crier, appeler l'autre dans sa langue pour lui signifier sa souffrance d'être déchiré, d'être exclu; crier à la face de l'autre, à la face du monde que cette souffrance a un sens, que cette souffrance fait sens, qu'elle donne sens/un sens à sa démarche.

Quel est donc cet étranger qui se mêle d'écrire dans une langue étrangère, dans un pays étranger?

Quel est donc cet étranger qui se mêle de devenir ce qu'il est, ‘ce que je suis’, qui aurait l'audace de reprendre à son compte le verbe de Dieu? Il est multiple mais semblable. Il porte divers noms mais son cri est unique. Il a traversé les époques mais son appel demeure toujours d'actualité. Il a traversé les espaces mais son pas doit toujours franchir le même abîme. Il vit le drame mais en donne à lire la trame. Osiris démembré, il est aussi Isis qui recompose. Mais Osiris ressuscité, peut-être n'est-il qu'un amas de bandelettes vide...

Il se nomme Assaad Y. Kayat ou Gregory M. Wortabet, qui, au dix-neuvième siècle, tentaient déjà de rapprocher Orient et Occident. Il se nomme George Haddad, Abraham Mitrie Rihbany ou Mikhail Naimy, qui au début du siècle, ont franchi les mers vers les Etats-Unis, the land of opportunities, où tout pouvait arriver. Il se nomme Edward Atiyah qui a choisi l'Angleterre pour mieux défendre la cause arabe. Il se nomme Salon Rizk ou William Peter Blatty qui usent de l'ironie et de la dérision pour ne pas hurler la douleur de leur condition. Il se nomme Isaak Diqs, Fawaz Turki, Naomi Shihab Nye, Said K. Aburish qui pleurent la Palestine perdue. Il/elle se nomme Leila Said, Fatima Mernissi, qui combattent pour la libération de la femme arabe. Il se nomme Ihab Hassan qui déconstruit ce que son histoire a malmené pour le reconstruire à sa façon...

Tous ces écrivains originaires du monde arabe ont choisi de s'exiler, géographiquement ou linguistiquement, ou ont été contraints de le faire. Exil, du latin exsilium, sauter hors, s'élancer hors, s'élever; de salio, sauter, bondir : une dynamique positive qui implique le franchissement d'un seuil, d'une frontière, d'une limite, mais aussi un saut vers/dans l'inconnu. Les définitions habituelles sont plutôt négatives dans le caractère contraint et définitif de l'exil, considéré comme expulsion de ce qui pourrait être vu ensuite comme un paradis : expulsion de quelqu'un hors de sa patrie, avec défense d'y rentrer; obligation de séjourner hors d'un lieu, loin d'une personne qu'on regrette. Même l'exil imposé par soi-même à soi-même dans la forme réflexive a des connotations négatives : s'exiler : se condamner à un exil volontaire, comme s'il s'agissait d'une punition. Dans la définition et l'étymologie même du signifiant perce l'ambiguïté de cet exil. Que les Palestiniens vivent mal leur expulsion de leur terre apparaît comme une évidence. Que ceux qui ont choisi de partir aient des sentiments ambivalents est plus difficile à saisir. L'irréversibilité du mouvement est-elle la seule cause? Non, puisque certains partent et reviennent. Mais le retour ne se fait pas vers le même lieu que celui que l'on a quitté. Quelque chose a changé : un temps et un espace, une histoire, peut-être même plusieurs histoires, séparent le lieu de départ et le lieu de retour, celui qui est parti et celui qui revient, même et autre.

Exil ou migration (é/im-migration)? Originaires d'une région où le nomadisme était un fait de civilisation, pouvaient-ils être de ce désir d'errance (errance qui n'est qu'un sens figuré du 1119 grec)? Nomadisme ou migration sont des déplacements de groupe, liés à des conditions de vie particulières. Emigration et immigration, la sortie d'un pays et l'entrée dans un autre sont des faits plutôt individuels. Cependant, qu'il y ait départ ou arrivée, il y a migratio, passage, même si le but à atteindre est l'établissement dans un autre pays, c'est-à-dire une stabilisation après le saut dans l'inconnu. Or, ce passage s'avère le moment le plus douloureux de ce processus et la plupart des écrivains considérés ici semblent n'avoir pu dépasser le stade du passage. A Far Journey, A Bridge through Time : un voyage, un pont, sans point de départ ni d'arrivée. Si des lieux sont mentionnés, immanquablement, il en manque un : Out of Egypt, A Voice from Lebanon signalent le pays d'origine, mais pas la destination. Which way to Mecca, Jack ? dénote la désorientation, la perte du sens. Si Mt Lebanon to Vermont indique bien les deux pôles du voyage, il semble que to, la préposition du déplacement, soit primordiale, en l'absence de from préposition de l'origine.The Disinherited condamne le nomade à ce voyage infini, avec un espoir de retour bien ténu.

L'exil n'est pas une chose matérielle. 858

Pour certains de ces écrivains, il semble que l'exil ait précédé le déplacement géographique. Ils avaient accompli - ou on leur avait fait accomplir - un déplacement culturel. La plupart d'entre eux sont chrétiens, ce qui signifie que leur instruction et par là, leur éducation ont été confiées à des institutions religieuses étrangères à leur pays. En d'autres termes, ils ont été confrontés, dès leur enfance, à des langues, des modes de pensée, des histoires, des littératures allogènes. L'étranger était en eux avant même qu'ils ne le sachent. Ils sont déjà Out of Egypt tout en y étant encore physiquement présents - même si leur physique est également affecté. Ils ne seraient plus qu'une voix (a voice). Ils sont déshérités (disinherited) avant d'avoir pu penser à être héritiers, mais héritiers de qui, de quoi? A Syrian Yankee dit le double héritage, à moins qu'il ne dise la double exclusion.

Façonnés par une autre langue, ils ont quitté leur pays d'origine avant que de le connaître - peut-être même avant que d'y naître. Comment peut-on écrire Syria and the Syrians de l'intérieur, sans quelque distance? La distance - l'écart - est procurée par la langue anglaise et ce qu'elle véhicule, idéologiquement, culturellement. On n'écrit pas la même histoire en arabe et en anglais, dans la mesure où le lecteur informera l'écriture au même titre que la langue l'informera. An Arab Tells His Story ne raconte pas son histoire à un public arabe, de toute évidence. Le titre générique an Arab que se donne l'auteur le situe par rapport à une autre entité, tout aussi imprécise, imaginaire qui pourrait être l'Occident. Mais an Arab semble reprendre la classification vague que l'Occident peut avoir de cette région du monde qu'il prétend toutefois régenter. An Arab, troisième personne, non-personne, entre dans le jeu idéologique de l'Occident dominateur, colonisateur qui nie l'autre dans sa spécificité.. En adoptant la langue anglaise, an Arab en adopte aussi les grilles de lecture idéologique.

La langue donne forme à celui qui l'utilise, non seulement idéologiquement, mais plus profondément et plus structurellement. Si comme on l'a dit, l'inconscient est structuré comme un langage, est-ce que la structure linguistique d'une langue n'influe pas sur le positionnement du sujet? A Bridge through Time donne une idée de cet éclatement, de ce chaos temporel, que l'écriture tente d'ordonner. A Bedouin Boyhood suggère un temps de l'enfance, regard rétrospectif vers un passé révolu, (nostalgique?) alors que Until the Summer Comes annonce une visée prospective. Où se situer, dans ce passage, lorsqu'on a tout perdu : l'additif - with an Epilogue 1974 - à The Disinherited indique que le présent est le seul temps possible; d'ailleurs le sous-titre : Journal of a Palestinian Exile, dit l'immédiateté de l'écriture (spécifique au journal) comme seul temps viable/acceptable. Un des problèmes qui se pose est de dire un passé, vécu dans une langue, dans la langue du présent qui est autre : comment articuler deux structures temporelles où temps et aspect ne coïncident pas? Comment établir une chronologie qui ne soit pas un mensonge dans la mesure où toute chronologie paraît arbitraire et n'est qu'un signe extérieur auquel le processus de remémoration du sujet s'accorde mal. L'étranger se trouve écartelé entre un passé qui lui échappe - par le double éloignement temporel et linguistique - et un futur où il ne sait pas encore s'il aura droit de cité (citer?) après le rite de passage auquel il se livre sur la planche étroite et instable du présent 859 : le présent de l'écriture.

De mektoub ()à j'écris, du participe passé à la voie active, s’étend un abîme structurel que l'étranger qui choisit l'anglais franchit à ses risques et périls : d'objet soumis à une volonté extérieure, il devient sujet qui prend en charge son destin. D'objet de lecture, il devient sujet de l'écriture. Il passe à l'acte. Mais en utilisant une autre langue, il s'écrit dans une forme étrangère; comme son vécu est transposé d'un temps à un autre, sa mise en forme passe par un moule étranger. Le genre choisi (en l'occurrence l'autobiographie) agira comme un questionnaire, une grille de lecture de sa vie, auxquels il aura du mal à échapper. En fait, peut-être est-il écrit par ce choix même? D'ailleurs quel sujet apparaît dans les titres? Aucune trace de première personne (même si Which Way to Mecca, Jack ? suggère un rapport d'interlocution première-deuxième personne) mais une multitude de troisièmes personnes : An Arab Tells His Story demeure le plus évocateur d'un sujet parlant/écrivant. A Voice from Lebanon est tellement désincarné qu'on à peine à y entendre un sujet parlant. Le sujet disparaît au profit d'un espace, des espaces imaginaires, définis par une langue et une culture d'accueil : le pays de départ comme le pays d'arrivée n'ont de substance première que de l'imaginaire qui les fonde. L'étranger se coule dans ces espaces plus ou moins hostiles, comme il se coule dans l'espace autobiographique, à son corps défendant. Des espaces connus qui lui répugnent parce que la lecture qu'il en fait est dépréciative, aux espaces inconnus qui répugnent à le recevoir et qu'il ne reconnaît pas lorsqu'il les confronte à ce qu'il croyait en savoir, la migration laisse des traces sur son corps - seul espace qu'il possède en propre et qu'on ne puisse - en théorie - lui arracher - véritable cartographie de son itinéraire de souffrance. Cette carte tatouée sur son corps, il tente de la transcrire sur la page blanche mais chaque signe est cri. Chaque signe qui l'inscrit dans une graphie autre, dans un sens autre - l'arabe et l'anglais ne se calligraphient pas dans la même direction - est un nouveau coup porté à son intégrité. Which Way to Mecca, Jack? : comment Jack peut-il encore indiquer la direction de la ka'aba? Comment Kahlil peut-il retrouver les repères de Khalil? La page blanche, le territoire de son écriture, est son point d'encrage/ancrage et le seul territoire, le seul espace où le sujet conserve l'illusion d'être entier :

Le problème d'identité est le même pour tout le monde. Seul l'acte de questionnement diffère. Alors, commence l'écriture. 860

Ainsi l'étranger qui se mêle d'écrire, c'est-à-dire l'écrivain arabe d'expression anglaise, face à ce problème d'identité, de quête d'un espace, d'un temps, d'une grammaire d'accueil, choisit-il la plupart du temps le mode autobiographique pour s'approprier et légitimer son je. Un je anglais, a priori, puisque l'anglais est choisi comme langue d'expression. A l'inverse des écrivains maghrébins d'expression française qui n'ont pas le choix puisqu'ils ont été dépossédés de leur langue maternelle par un colonialisme qui cherchait à s'imposer culturellement, les écrivains arabes d'expression anglaise ont opté pour une langue qui n'était pas celle d'un colonisateur établi dans leur pays . La plupart des auteurs considérés sont syro-libanais, et le Liban était sous mandat français. Nous essaierons de comprendre ce choix linguistique et culturel et ses implications sur le plan de la forme et de la structure du texte et de la structuration du sujet. Comme nous l'avons suggéré auparavant, nous montrerons comment le passage d'une langue à l'autre codifie les passages du sujet dans des structures temporelles et spatiales nouvelles, et nous tenterons de montrer quel mémorial (en usant d'un anglicisme), quel monument commémoratif, ces écrivains érigent à leur souffrance, à leur moi en souffrance. Mémorial, monument commémoratif : l'écriture autobiographique qui devrait être avènement du sujet, devient cérémonie (forme extérieure) du souvenir. L'écrivain arabe d'expression anglaise ne serait-il en fin de compte/conte, que forme à force de lutter contre les déformations dues aux passages multiples dans les diverses formes que ses choix lui imposent?

Notes
853.

Navarre, Yves. La vie dans l'âme - Carnets (Montréal:VLB Editeur. Le Jour Editeur,1992). p.148.

854.

« Il est étranger à ce complot, à cette affaire : il n'y a pas participé, ne s'en est pas mêlé.»(Le Robert: Article : «Etranger».)

855.

Ex. 4 :14

856.

Navarre, Yves. La vie dans l’âme. p. 202.

857.

Navarre, Yves. La vie dans l’âme. p. 71.

858.

Navarre, Yves. La vie dans l’âme. p.263.

859.

« the narrow plank of the present » (Woolf, Virginia. Orlando. A Biography (1928; Harmondsworth : Penguin Books, 1974).p. 211.

860.

Navarre, Yves. Biographie (Paris : Flammarion, 1981). p. 24.