I - LANGUE ET COLONISATION

Les écrivains/autobiographes que nous nous proposons d'étudier ont un point commun : la langue anglaise qu'ils ont choisie pour s'exprimer et surtout pour écrire. Qu'ils aient choisi de vivre au Proche-Orient ou en Occident, qu'ils aient décidé de quitter leur terre natale ou qu'ils y aient été contraints, à travers les époques, à travers les régions, à travers les confessions, à travers les classes sociales, leur point de rencontre est une langue étrangère, l'anglais. Leurs motivations sont diverses mais nous verrons que leur choix est dû à une exposition à la langue et à la culture anglo-saxonnes qu'ils n'ont pas nécessairement souhaitée, même s'ils se la/les sont appropriée(s) par la suite. Tous ont en effet l'arabe pour langue d'origine, langue maternelle; leur ancrage dans cette langue est à l'origine profond :

Our home language was Arabic (EA ATS 36)

Le problème de ces écrivains d'expression anglaise ne correspond pas à celui des écrivains maghrébins d'expression française. En effet, si le Proche-Orient a été très profondément marqué par la présence occidentale, il n'y a pas eu de colonies de peuplement comme en Afrique du Nord et les langues étrangères n'ont pas été imposées aux populations autochtones. Même si le choix volontaire de l'une ou l'autre langue n'est pas tout aussi libre qu'il pourrait y paraître, on n'a pas assisté au Proche-Orient à une éradication de la langue arabe classique du système scolaire ni à une acculturation massive, similaires à ce qu'on a pu voir au Maghreb. D'autre part, les clivages religieux étaient plus marqués au Proche-Orient et ils étaient accentués par la protection étrangère dont bénéficiait chaque confession; ce phénomène de protectorat religieux qui précéda et (prépara) les protectorats et mandats politiques, rendait difficile une unité linguistique étrangère. Chaque confession favorisant (et favorisée par) une nation étrangère tendait à adopter sa langue plutôt que celle d'une autre nation qui soutenait les intérêts d'une autre confession. C'est ainsi que le Proche-Orient (ainsi que chacune de ses composantes régionales) est une véritable mosaïque linguistique, superposée à un arrière-plan arabophone. Alexandrie est, à cet effet, une excellente métaphore de cette cacophonie proche-orientale :

Out in the streets, in the tramcars, in the shops, in the cafés, you heard four or five languages spoken simultaneously - exclamations, greetings, sentences, half-sentences in Arabic, English, French, Italian and Greek crowded in upon your ears in a veritable Tower-of- Babel jumble and you heard the newspaper boys, shouting lustily : « Echo... Echo... Egyptian Gazette... Bourse Egyptienne, Bourse... Wadinnil... Ahram... Messagero Egyzziano... » (EA ATS 51-52)

Cette confusion des langues entretient une impression de désordre que l'on retrouvera à plusieurs niveaux. Désordre, discorde, dissonance, déstructuration. Cette discordance traverse les individus comme elle traverse le Proche-Orient. Chez Ihab Hassan on parle plusieurs langues :

My childhood space : it was indeed a palimpsest of styles, babel of tongues. French and Arabic were my first languages. (IH OOE3),

comme chez Andrée Chedid où les gouvernantes étrangères sont interchangeables. 861

Les nations occidentales protectrices et mandataires s'affrontaient (plus ou moins pacifiquement et plus ou moins loyalement) pour obtenir plus de pouvoir et une meilleure assise dans cet Orient si stratégique pour leurs intérêts économiques ou hégémoniques. Elles s'affrontaient avec plus ou moins de subtilité, usant de l'enseignement comme cheval de Troie. L'enseignement était la meilleure arme idéologique à leur disposition. Langue et idéologie, véhicule et véhiculé, se confondent assez vite. Et l'on adopte l'une quand on endosse l'autre. Dans ce concert discordant des nations occidentales, pour les auteurs que nous étudions, une langue, une nation (deux nations en réalité), apparaît comme moins agressive que les autres. Moins agressive dans la mesure où elle affecte de ne pas gommer la langue natale et sa culture :

... preferring English and American to French schools, as being less fanatical …(EA ATS 3)

Il s'agit de l'anglais, langue véhiculaire de deux positionnements impérialistes très différents.Il faut ajouter que la plupart des auteurs sont syriens et ne sont pas confrontés quotidiennement à la règle britannique comme le sont les Egyptiens. D'autre part, les Etats-Unis, jusqu'à une époque très récente, n'étaient qu'une entité lointaine et étaient désignés comme ingliz parce qu'ils avaient la même langue et propageaient la même religion que les Britanniques (EA ATS 2). Si les Anglo-américains étaient moins évidents, moins visibles dans leurs menées que les Français, leur colonisation des cœurs n'en était pas moins efficace si elle était plus insidieuse :

Dr George Post [... ] had left America to give everything he had to the Holy Lands. Thus he endeared the land of Lincoln to the hearts of the peoples of the Near East perhaps for ever. (FMA 4) 862

Politiquement, cela conduisit une partie de la Syrie à réclamer un mandat américain plutôt que français lors de la Conférence de Paix de Paris. 863

La langue, donc, induit des loyautés antagonistes : Edward Atiyah sous-titre son autobiographie : A Study in Loyalties. Avec deux ou trois langues en poche, on peut se demander à quel maître se vouer, à quel signifiant maître s'articuler. Le sujet parlant y laissera sans doute des plumes avec lesquelles il pourra écrire son autobiographie.

Notes
861.

« La gouvernante [...] Tantôt anglaise, tantôt française... Interchangeable! » ( Chedid, Andrée. Les saisons de passage (Paris.Flammarion, 1996). p. 49.

862.

Voir également la dédicace de EA ATS :» To C.R. LIAS and R.W.G. REED, two great Englishmen who, as headmasters of an English school in Egypt , have communicated to many generations of Arab boys and others the best that England has to give, IN AFFECTIONATE GRATITUDE » .

863.

Voir AMR WM chap. XVIII.