2 - Présence religieuse.

On ne peut pas oublier que le Proche-Orient est le berceau du Christianisme. Les premiers contacts Est-Ouest ont eu lieu autour du tombeau du Christ. Des Croisades aux entreprises missionnaires du dix-neuvième siècle, la religion a été au centre de ces rencontres. Cependant les efforts missionnaires s’intensifièrent au cours du dix-neuvième siècle, donnant lieu à des affrontements peu chrétiens. En effet, rapidement, les pouvoirs occidentaux ont vu l'avantage qu'ils pouvaient tirer de cette présence religieuse, moins agressive aux yeux des populations locales. Les missionnaires étaient ainsi plus à même d'attirer et d'apprivoiser les autochtones. D'autre part, la mobilité des missionnaires leur permettait d'atteindre des villages que ni voyageurs ni administrateurs ne visitaient jamais. Prenant en compte les divisions religieuses de cette région du monde, les uns et les autres trouvaient appui auprès d'une fraction ou une autre d'une population dont les liens d'identité étaient confessionnels et non nationaux. Ainsi, les chrétiens du Liban n'entretenaient-ils pas de liens de solidarité avec leurs compatriotes musulmans alors que les chrétiens (encore fallait-il qu'ils appartinssent à la même dénomination) étaient considérés amicalement :

The Syrian Christians hated Turkish dominion. [...] They looked forward then to being freed from Mohammedan suzerainty by one of the European Powers, who would oust Turkey and rule Syria in her place. This would not be an alien dominion. No! For were not these European Powers Christians like ourselves, our brothers in Christ? (EA ATS 4)

On comprend ici que la ligne de partage de l'altérité passe par la religion et non par la nationalité. On remarque également la confusion Turkish/Mohammedan que les puissances européennes vont utiliser à leurs fins politiques. Cette identité confessionnelle est sans cesse réaffirmée. Edward Atiyah qui se dit de moins en moins attiré par la religion commence néanmoins son autobiographie par ces mots :’I am a Syrian Christian born in the Lebanon ’(EA ATS vii) : son origine confessionnelle est primordiale, puisque Christian est le substantif modifié par l'adjectif. 865

Etre chrétien est encore une définition trop lâche puisque ces chrétiens orientaux étaient divisés en une multitude d'églises en conflit les unes avec les autres (EA ATS 1). Les missionnaires étrangers profitaient de ces antagonismes d'autant plus que la conversion des musulmans leur était interdite. Toute conversion parmi les musulmans pouvait conduire à la peine de mort. C'est la raison pour laquelle les protestants détournèrent des grecs orthodoxes de leur église. Ainsi, Abraham Mitrie Rihbany embrassa-t-il le protestantisme pour en devenir un prêcheur infatigable, comme le montrent ses écrits. Il s'agit de détournement subtil puisque la conversion se fait pratiquement à l'insu de l'individu :

... Notwithstanding the fact that I had spent a year in a Protestant school, I had not departed from my Mother Church. [...] I felt myself to be as yet a true Greek Orthodox, but when I returned to the ordinary routine of worship in our village church, I discovered that the Protestant virus had gone deeper into my blood than I had been aware of, or desired. [...] Sentimentally, I was still Greek Orthodox; intellectually, I had leaned perceptibly toward Protestantism.... (AMR FJ 137-138-139)

Le virus s'insinue et divise le sujet : sentimentally/intellectually : la ligne de partage passe entre l'allégeance à la famille et celle aux maîtres d'école étrangers; deux pères s'affrontent, dont l'un, le père nourricier, sera renié. Ce schéma est assez répandu, comme le montre l'histoire du grand-père d'Edward Atiyah (EA ATS 5-6) qui est identique à celle d'Abraham Mitrie Rihbany.

Il faut ajouter qu'à chaque confession correspondait une puissance tutélaire étrangère (EA ATS 2). Ainsi, les catholiques dépendaient de la protection française alors que les protestants étaient sous l'aile anglaise. La même confusion que nous avons notée entre turc et musulman existe entre protestant et anglais:

The American missionaries were known to us as English. (AMR FJ 1-4) 866

La religion (et probablement la langue) était le facteur d'identification - ceci est d'autant plus facile à comprendre si l'on sait que, pour le Proche-oriental la notion de nation était inexistante, comme nous l'avons suggéré auparavant. Une nouvelle ligne de partage apparaît entre chrétiens syriens : les catholiques francisés et les protestants anglicisés (bien qu'Edward Atiyah récuse cette anglicisation (EA ATS 48), elle semble réelle à un niveau profond). Cette constatation d'aliénation (‘a large and friendly Syrian colony [...] which [...] was alien to us’ (EA ATS 48))est récurrente chez ces auteurs.

Les protestants anglais assurent donc la protection de leurs coreligionnaires. Ainsi, lors du bombardement de Beyrouth lors de la guerre turco-italienne de 1911, les Atiyah trouvent-ils refuge sous le drapeau britannique hissé sur une école de la mission britannique (EA ATS 19-21) afin de marquer la limite que doivent reconnaître les canonniers des vaisseaux italiens. Cette simple école devient dès lors un symbole de la puissance divine de l'Angleterre : Dieu est du côté de l'Angleterre, du côté du bon droit :

This school, which I had hitherto looked upon as a school and nothing more, appeared to me as an inviolable fortress, defended by the great might of England, more inviolable than any sacred place of the Middle Ages, defended by the Holy Ghost, could have seemed to those who sought refuge within its walls. (EA ATS 20) 867

L'école conjugue un aspect symbolique de refuge sacré et un aspect maternel (‘England's protective bosom’ (EA ATS 20)) que les nombreux signifiés de fermeture protectrice renforcent. L'Angleterre, mère et père, totalité, est élevée au statut divin (‘The Christian God had after long ages heard his people's prayer.’ (EA ATS 20)) et par là, ses protégés retrouvent une dignité. Le signifiant wrath (‘fleeing from the wrath of the Christian Power’ ( EA ATS 20) est celui de la colère de Dieu, du Dieu des armées de l'Ancien Testament. Et cette métaphore guerrière nous pousse à reconsidérer ces conquérants spirituels (‘great spiritual conquerors’ (AMR WM 40)) que sont les missionnaires et à les reconnaître comme les têtes de pont de l'impérialisme anglo-saxon, le bras religieux d'une armée idéologique. Il n'est donc pas surprenant que même un de leurs plus farouches défenseurs, Abraham Mitrie Rihbany, dénonce leur peu d'empressement à faire de nouveaux convertis :

It should be said in the interest of truth and justice that the first Protestant missionaries in the East were not convert-seekers. (AMR WM 179)

La religion au service des chrétiens minoritaires foulés au pied (downtrodden (EA ATS 10)) par les Ottomans musulmans est une autre forme de contact entre Est et Ouest, qui affecte plus particulièrement les chrétiens puisque les musulmans ne dépendaient pas de ces protections étrangères. La plupart des auteurs concernés sont chrétiens, protestants ou grecs orthodoxes. Les musulmans sont atteints par ricochet par ces missions qui comprirent rapidement l'avantage d'ouvrir leurs écoles à tous.

Notes
865.

On peut comparer avec l'expression (courante en cette fin de vingtième siècle troublé par les mélanges de population) : un français musulman où le substantif français affirme la prééminence de l'appartenance nationale sur l'appartenance religieuse.

866.

Voir EA ATS 2.

867.

L'histoire se répétera dans une autre école quelques années plus tard. (EA ATS 130).