5 – Emigration.

Si la bourgeoisie se promène entre Est et Ouest, pour ses vacances ou ses cures médicales de santé 872 d'autres couches de la société voient l'Occident non comme un lieu de villégiature mais comme un espoir d'améliorer leurs conditions de vie. Ainsi dès le milieu du dix-neuvième siècle un certain nombre de Proche-orientaux ont-ils quitté leur terre natale pour des cieux plus cléments. Parmi les auteurs qui nous intéressent, tous comptent au moins un membre de leur famille ou un proche voisin, qui est parti et est revenu au pays auréolé de son succès. Un certain nombre de Syro-libanais anglophones (et anglophiles) allaient en Egypte sous domination britannique et au Soudan où ils avaient de meilleures perspectives de carrière qu'en Syrie. Mais bon nombre d'émigrés ne disposaient ni des compétences professionnelles ni de l'instruction requises. Aussi partaient- ils vers les Etats-Unis où beaucoup commençaient leur nouvelle vie en colportant des bondieuseries provenant prétendument de Terre Sainte, ou de la mercerie, comme le fit Abraham Mitrie Rihbany à son arrivée à New York (AMR FJ 197). Ces activités extrêmement modestes qui leur permettaient à peine de survivre portaient des titres suffisamment ronflants pour attirer des candidats à la fortune (‘the more dignified designation of «silk-sellers»’ (AMR FJ 197)). De même, une plaque sur la porte d'un bureau (‘The Editor's Room. No Admittance.’ ( AMR FJ 231)) assortie d'un luxueux jeu de cartes de visite bilingues - dont une reproduction agrémente une page de A Far Journey (AMR FJ 232) (est-ce par dérision de l'autobiographe revenant sur son passé? ) - ne signifie en rien une position confortable, puisque Abraham Mitrie Rihbany n'est que l'homme à tout faire et son bureau est le dortoir de ses collègues quand il ne sert pas d'officine de soins médicaux (AMR FJ 233).

Fig. 3. AMR
Fig. 3. AMR FJ 236.

C'est sans doute le pouvoir évocateur du signifiant qui rend ces situations qui seraient jugées dégradantes en Orient (AMR FJ 198-199), non seulement acceptables mais enviables. C'est plus probablement le fait que ce déplacement des valeurs a lieu dans un pays neuf, vierge des codes claniques, des préjugés sociaux du vieux monde où la liberté d'entreprendre semblait limitée, surtout dans les zones extra-urbaines, maintenues relativement à l'écart des influences extérieures. Cette liberté, loin du regard des tenants des traditions, permet un déclassement salutaire à certains. Même les plus instruits se font colporteurs pour survivre (AMR FJ 197) avant de pouvoir prétendre à mieux. Certaines réussites sont extraordinaires au point de prendre des allures de contes de fées :

The rich uncle from America, that classical fairy character, had left Syria for the Western Eldorado [...], and had remained there ever since. » (EA ATS 98)

L'histoire de ces personnages entre dans la catégorie rags to riches, modèle récurrent du début de l'histoire américaine, ce que Edward Atiyah n'hésite pas à désigner comme ‘real American stuff’ (EA ATS 99).

Cette réussite matérielle est vite connue dans le pays d'origine où un certain nombre d'émigrés retournent ou envoient de l'argent à leur famille. La précision de l'information qu'ils sont capables de donner dépend de leur niveau d'instruction. Les moins instruits ne présentent que l'aspect positif de leur expérience, l'aspect le plus directement visible, c'est-à-dire leur réussite matérielle :

Most of them, being common laborers, knew, of course, very little of the real life of America. They spoke only of its wealth and how accessible it was, and told how they themselves secured more money in America in a very few years than could be earned in Syria in two generations. (AMR FJ 144-145)

Les récits plus éclairés ne font que substituer éducation et réussite sociale à richesse matérielle (AMR FJ 145), conservant ce schéma de réussite rapide. Les histoires de ces émigrés qui retournent au pays pour visiter leur famille sont très prisées par leurs compatriotes. George Haddad trouve, à chacune de ses visites, un auditoire de plus en plus curieux, où se confondent toutes les classes sociales (GH 63-117 ; AMR FJ 332). La curiosité et l'étonnement sont plus grands et plus révérencieux encore lorsque les histoires sont illustrées par des objets et cadeaux en provenance directe d'Europe et surtout des Etats-Unis (GH 83). Ceux qui ont réussi se trouvent parfois confrontés dans leur village à certains de leurs compatriotes qui ont eu moins de chance ou que la réussite a corrompus. (SR 266-267). Il semble que les Orientaux soient plus sensibles au conte de fée qu'à la réalité, peut-être parce que cette dernière est trop proche de leur quotidien. Le côté magique de cette réussite est accentué par la juxtaposition, pour ceux qui sont restés au pays, de deux états d'un même individu qui de rien (comme Salom Rizk, l'orphelin sans toit) devient quelqu'un. L'absence des épisodes intermédiaires (connus du seul lecteur - sait-on si les récits de retour déclinent humiliation et désespoir?) a pour effet de nier leur existence. D'un état à l'autre, il n'y a qu'un tour de passe-passe (en d'autres termes, il ne s’agit que d'escamotage du passage lui-même), et les plus crédules n’y voient que du feu.

Cette rencontre avec l'Occident, si elle n'est pas de première main (puisqu'elle est perçue à travers le prisme déformant d'une parole subjective), est certainement la plus porteuse de vocations au départ :

I told all the acquaintances I saw what America was like and they all said how much they wished to go there. (GH 64)

Qu'un frère s'exile, les autres suivent (SR 16). George Haddad, le premier émigré de Barook, a fait tellement d'émules que quelques années plus tard soixante-quinze de ses concitoyens l'ont rejoint à Rutland (GH 56). En effet, si l'imaginaire joue un grand rôle (AMR FJ 165), il n'empêche que les individus transformés par l'Occident, sont des parents, ou des voisins et que la transformation peut être constatée directement. Si les Occidentaux en Orient sont pratiquement impossibles à aborder, les Orientaux occidentalisés le sont facilement. Même s'ils sont traités comme des rois (AMR FJ 332), ils ne sont pas marqués du sceau de l'altérité qui marque la plupart des Occidentaux; ils sont au départ identiques et leur destin, de ce fait, est plus accessible. Si leur parole n'était pas un gage suffisant, la montagne libanaise est parsemée de maisons au toit de tuiles rouges (EA ATS 23), symbole de cette réussite : les tuiles des émigrés enrichis couronnent la maison traditionnelle au toit plat.

Notes
872.

Voir FMA : Le frère Fileeb va se soigner à Vienne.