6 – Ecoles.

Cependant les écoles restent le lieu privilégié de ces rencontres Est-Ouest.

I read while others napped (IH OOE 55) :

Ce commentaire lapidaire de Ihab Hassan nous permet de comprendre que l'instruction était perçue par un certain nombre d'Orientaux comme un moyen d'éveil. Le terme awakening est récurrent dans ces textes ; il apparaît même dans ceux qui sont antérieurs au texte de George Antonious, The.Arab Awakening. Ecole et éveil, émergence d'une connaissance et d'une appréhension nouvelles du monde, voilà ce que recherchent nos autobiographes. Pour les plus aisés, cela va de soi. Pour les autres, c'est une lutte pour gagner quelques heures à l'école sans pour autant compromettre leur gagne-pain vital (‘my work kept me out of school for days on end’ (SR78)) ou sans remettre en cause le fragile équilibre financier familial (AMR FJ 146). Toutes les écoles ne sont pas égales cependant. Les écoles locales, surtout dans les villages, sont extrêmement rudimentaires, tant dans leur aménagement que dans leur pédagogie. L'école d'Ain Arab où va Salom Rizk est, à cet effet, exemplaire.

Some of the pupils were sitting on benches. Others sat cross-legged on the floor. [...] Aside from several benches the only other piece of furniture in the school room was a crude, wooden desk. The walls were rough stone chinked with clay and devoid of decoration. The floor was earthen, polished to a smooth hard shine by vigorous rubbing with smooth round stones. (SR 65)

La misère de la salle de classe est métaphore de l'enseignement qui y est prodigué. Les maîtres étaient tellement pauvres la plupart du temps qu'ils cumulaient plusieurs emplois; parfois ils exerçaient leurs diverses professions simultanément, comme l'oncle d'Abraham Mitrie Rihbany, prêtre, maître d'école (l'une et l'autre fonctions sont très souvent liées) et tisserand pour pouvoir nourrir sa famille :

In my uncle's schoolroom another enterprise went hand in hand with education. [...] The clerical weaver [...] devoted his feet to the treadles, his hands to the shuttle, his eyes to the web, and his ears and tongue to the pupils. (AMR FJ 59)

Cette espèce d'homme-orchestre donnait un enseignement minimal : les élèves devaient, en fin d'études, pouvoir assister un prêtre lors des services religieux. (AMR FJ 57-58). Il semble que ces maîtres d'école ruraux aient été dans l'ensemble assez peu instruits eux-mêmes. Si l'on en croit Salom Rizk, leurs connaissances dépendaient surtout de leur expérience personnelle. Ainsi, si son premier maître peut lui parler de l'Amérique, c'est qu'il y est allé (SR 70) alors que le second maître ne peut répondre à ses questions car il n'y est pas allé (SR 78). La curiosité et la faim de savoir ne peuvent être assouvies dans ces écoles de village où tout manque. Souvent, le seul livre disponible est la Bible. On remarque peu de différence entre ces écoles et les écoles coraniques. Aménagement et fonctionnement étaient identiques. A cet effet, on peut déduire que l'apprentissage par cœur (si décrié par les inspecteurs de l'instruction des différentes puissances étrangères) était en grande partie la conséquence du manque de papier. Salom Rizk ne peut écrire sa première rédaction car il n'avait pas de feuille de papier; seuls les élèves un peu plus riches en disposaient :.

I had practised writing, in sand, ashes, or dust, using my finger for a pencil. (SR 68)

Malgré ces carences, ces écoles permettaient déjà une ouverture sur l'extérieur et sur l'étranger. Ces maîtres avaient un contact avec des missionnaires, soit dans les séminaires soit dans les écoles des missions. Si de nombreuses écoles chrétiennes étaient tenues par des maîtres locaux (comme celle de l'oncle d'Abraham Mitrie Rihbany), ces derniers avaient, à un degré plus ou moins grand, été formés par ces missionnaires étrangers.

Pour un enseignement plus poussé, les écoles de missionnaires étrangères représentaient ce qu'il y avait de mieux. Des maîtres locaux y enseignaient sous la supervision des étrangers (AMR FJ 68). Même si elles étaient, la plupart du temps, aussi pauvres que les écoles autochtones, leur équipement était d'un ordre différent. On y observe d'abord abondance de livres; si la Bible demeure l'ouvrage de base, elle est accompagnée de livres destinés aux enfants (‘a book of Bible stories called «The Bright Light for the Little Boy»’(AMR FJ 63)). A côté des livres, il existe tout ce qu'unécolier peut souhaiter :

The drawer in the teacher's table seemed an inexhaustible source of dazzling wonders. Fancy pencils, glossy writing-paper, chalks, new, clean little books- all from Beyrout - issued forth from it and enchanted my vision. (AMR FJ 62)

L'imaginaire des signifiés (dazzling ; fancy ;wonders ;enchanted) qui les désignent est transféré aux objets mêmes et ces objets eux-mêmes deviennent métonymies de ceux qui les fournissent. Ainsi commence le processus d'imaginarisation, d'idéalisation de l'Occident à partir de la lecture d'un simple crayon. De même les petits livres, neufs et propres (new ;clean) sont métaphores de cette page vierge de l'histoire qui s'ouvre lors de ce contact Orient/Occident. D'ailleurs, la pendule qui est décrite trois fois dans l'espace de deux pages , cette pendule qui sonne (‘a striking clock’ (AMR FJ 61)), et qui sonne à chaque heure, qui dit l'heure (‘The clock «told» the time. At two o'clock it struck two; at three, three, and so on.’ (AMR FJ 61)), cette pendule donc, est le signe d'une nouvelle inscription dans le temps et dans l'histoire. Si pour l'enfant elle est mystère (‘a world of mysteries beyond mysteries’ (AMR FJ 62)), donc imaginaire, sa précision et sa régularité sont une structure à laquelle les maîtres lui donnent accès.

Les missionnaires étrangers venaient inspecter ces écoles et, pour les écoliers, c'était leur premier contact direct avec l'Autre :

The Khawaja was the first man I had seen in Effrenjee (European costume). (AMR FJ 68)

(On remarque comment l'altérité est signifiée : des signifiants arabes (ou plutôt ici de sabir levantin) dans le texte désignent l'étranger, alors que celui-ci est censé être anglais. Ce déplacement de l'altérité est intéressant du point de vue de l'identification d'un sujet à une langue, un pays, une culture.) Ce visiteur étranger offrira, de façon significative, un cadeau à l'écolier méritant : que ce soit a pen-knife (AMR FJ 69), signifiant de la coupure, a une valeur symbolique importante 873 . L'école étrangère est signe de coupure. Les prêtres locaux y voient une dangereuse concurrence :

‘Every time we send one of our children to the American school we invariably lose him. (FMA 22)’

En fait, les écoles étrangères introduisent une rupture dans l'ordre traditionnel. Ce n'est pas tant un détournement spirituel (comme voudraient le faire croire les prêtres dont les écoles se vident) qu'un détournement culturel :

Missionary institutions in the East, especially the educational, have been the chief awakeners. (AMR WM 178)

On l'a dit, les missions chrétiennes occidentales étaient la justification religieuse d'un colonialisme idéologique et culturel. Abraham Mitrie Rihbany tentera de démonter le processus d'enrôlement idéologique en montrant comment, en utilisant des exemples surtout religieux, c'est-à-dire en tronquant la réalité, les missionnaires donnaient une image à la fois vraie et fausse de la réalité américaine : aucune tromperie patente, mais une manipulation. (AMR FJ 144)

America was always presented to my mind as a sort of hermit nation. [...] America had neither fleets nor armies. (AMR FJ 144)

Le non-dit est interprété à la lumière du dit et informé par lui : un pays généreux vivant de l'enseignement du Christ ne peut entretenir une armée. Les prémisses sont exactes, les conclusions fausses.

Les écoles laïques ne sont pas exemptes de ce type de manipulation. Victoria College 874 que fréquenta Edward Atiyah, et avant lui George Antonious (dont les loyautés anglo-arabes ont une certaine parenté avec celles d'Edward Atiyah) est un de ces lieux de rupture d'avec les traditions familiales et religieuses. Ce n'est pas seulement dans l'imagination enflammée de l'enfant que cette école est un poste avancé de l'Angleterre en Egypte(‘an outpost of England’ (EA ATS 46)). L'élève y subit une refonte totale de ses schémas de pensées. L'école devient l'objet de la dévotion et de la loyauté de ses élèves : les clivages religieux et claniques sont balayés, gommant toute distinction raciale et confessionnelle (EA ATS 57). L'école étant le symbole de l'Angleterre, les nouvelles loyautés iront à l'Angleterre tout naturellement. Le gommage des différences traditionnelles (entre chrétiens et musulmans) introduit de nouveaux schémas d'identification (‘the unifying roof of a common school’ (EA ATS 58)) et déplace l'altérité : l'autre, c'est l'école jésuite, française (‘our traditional enemies’ (EA ATS 57)). La désignation : ‘foreign team’ (EA ATS 57) positionne cette autre école sur le territoire égyptien, dans un même rapport que celui de l'Angleterre à la France. Ce n'est pas d’un conflit religieux qu’il s'agit, mais d’un conflit national. En déplaçant les liens de communauté de leurs élèves, ces écoles les placent dans un nouveau rapport au monde, conforme à leur idéologie et leur culture d'ordre national. Ces nouveaux clivages, nous le verrons, sont binaires, comme l'étaient les anciens

Bien que Our Island Story ne soit pas utilisé à Victoria College - ce livre d'histoire anglaise illustré s'adresse aux enfants - il avait commencé le travail de déplacement concrétisé au College. Edward Atiyah enfant y fait l'apprentissage de la fierté nationale (EA ATS 27). Penelope Lively, qui fut élevée en Egypte a également eu entre les mains cet ouvrage sur lequel elle jette un regard assez proche de celui d'Edward Atiyah - même si leurs stratégies narratives sont différentes.

‘Our Island Story [...] had glossy romantic pictures of national heroes, with potted accounts of the finer moments of the nation's rise to pink glory. Boadicea and King Arthur and Sir Walter Raleigh and Kitchener and Queen Victoria all somehow rolled into one to produce essence of Englishness. 875

Ce défilé de héros anglais est repris par Edward Atiyah qui, enfant, doit se faire lire et traduire ce précieux livre :

I listened enraptured to the tale of glory. Azincourt, the Armada, Trafalgar, Waterloo and their respective heroes passed in dazzling procession before my mind's eye. (EA ATS 27)

Pour Penelope Lively comme pour Edward Atiyah, l'atlas 876 ou la carte (EA ATS 27-28) qui accompagne le texte permet de visualiser la grandeur de l'Empire britannique et de s'y situer :

With one part of this empire I was personally acquainted. I was indeed living in it most of the time. (EA ATS 28)

Penelope Lively a une vision de la réalité différente :

Egypt was not pink but diagonally striped with pink - a worrying ambiguity. If anybody had ever stopped to explain to me why exactly the British were in Egypt, in such numbers and with such authority - why indeed we ourselves were there - the explanation had not sunk in. » 877

Ces rayures, occultées par Edward Atiyah, sont la marque de la barrière entre Anglais et autochtones. Si Edward Atiyah est dans le rose, Penelope Lively est à l'origine du rose; on pourrait même dire qu'elle est le rose. Si cette perspective de la carte est divergente, la lecture de Our Island Story a néanmoins des effets similaires. En tronquant et réécrivant l'histoire, elle n'en donne qu'une idée partielle :

He gave me a genial history lesson, most of which I could not follow because what I knew of English history was confined to the patriotic rantings of Our Island Story. 878

Cette image est taillée pour faire ressortir l'unité, la grandeur de l'Angleterre et justifier son action impérialiste. Et Edward Atiyah enfant arrive aux bonnes conclusions, c’est-à-dire celles vers lesquelles tend idéologiquement le livre :

It is natural and proper that England should rule these alien races.[...] British rule was, of course, the best and most just. (EA ATS 28)

Il confirme en cela le jugement de Penelope Lively qui considère l’ouvrage en ces termes :

Our Island Story, that defiant patriotic tract. 879

Des lectures de ce type sont une bonne préparation du terrain qui recevra la semence de Victoria College.

Quel que soit le niveau scolaire, dès que l'enfant entre en contact avec l'école étrangère (directement ou indirectement si les enseignants sont des locaux ayant eu des contacts avec l'étranger), il est manipulé, plus ou moins consciemment, par des maîtres eux-mêmes manipulés par le matériel mis entre leurs mains. C'est sans doute dans le cadre scolaire que le contact Orient/Occident est le plus prégnant. C'est là qu'est forgée (et nous aimerions lire le signifié anglais dans ce signifiant français) une image de l'Occident qui sera déterminante dans leurs choix.

Si le hasard des naissances a rendu ces auteurs différents, leurs rencontres (rencontres toujours plurielles) avec l'Occident ont tissé des points de convergence.

Notes
873.

Un ami me rappelle la rareté des couteaux au Levant et d’autre part le fait que le port du couteau était accordé aux adolescents pubères, comme signe de coupure d’avec l’enfance. Il me rappelle aussi l’ambiguïté attachée au don du couteau : on ne donne pas de couteau pour ne pas couper l’amitié.

874.

Voir Hamouda, Sahar and Clement, Colin. Victoria college. A History revealed. Cairo: The American University in Cairo Press, 2002.

875.

Lively, Penelope. Oleander, Jacaranda. A Childhood Perceived. (1994; Harmondsworth: Penguin Books, 1995). p. 18-19.

876.

Lively, Penelope. Oleander. p. 18-19-20.

877.

Lively, Penelope. Oleander. p.19.

878.

Lively, Penelope. Oleander. p. 179.

879.

Lively, Penelope. Oleander. p. 99.