b - Le Pays des Merveilles.

Nous avons vu comment les objets attachés à l'enseignement étranger étaient considérés comme des merveilles (AMR FJ 61-62). Parce qu'ils sont nouveaux, parce qu'ils sont incongrus dans le milieu dans lequel ils sont introduits (l'horloge arrive dans un milieu rural régi par le rythme du soleil et des saisons), parce qu'ils introduisent une relation au monde nouvelle (par exemple, la désacralisation du livre qui n'est plus exclusivement religieux), parce qu'ils sont une ouverture vers ceux qui les fabriquent ou les possèdent, mais surtout parce qu'ils sont incompréhensibles au premier abord, ces objets sont des merveilles. Ils introduisent une rupture dans un monde relativement statique (ou prétendu tel). Comme les objets sortis de la lampe d'Aladin (SR 127), ils modifient l'équilibre établi. Leur apparition soudaine, devant des individus qui ne sont pas ou peu préparés au choc des cultures, parce qu'elle apporte, dans un premier temps, une amélioration de l'ordre existant, est vue comme une manifestation du merveilleux. Un Salom Rizk montre comment la compréhension et la maîtrise de ces objets modifient les rapports de l'individu à ce pseudo-merveilleux. C'est la surprise et le manque de connaissances dans un domaine spécifique qui permettent au merveilleux de s'installer 885  :

The Oriental [...] cannot escape being dazzled by the Occidental's great achievements. (AMR FJ 132)

Dazzle : aveugler; rendre confuse la perception. Eblouir : surprendre par un éclat trompeur, par quelque chose de spécieux. Eblouir encore : frapper d'admiration, émerveiller. L'objet nouveau par son éclat brouille les limites de la perception : comme dans un tour de magie, le spectateur est amené à fixer son attention sur une partie infime de l'action, là où il ne se passe quasiment rien. La manipulation a lieu hors de son champ de vision. Dans le cas des merveilles, il en va de même : l'objet merveilleux est le centre de la scène et, hors champ, se déroule la manipulation impérialiste, à l'insu du spectateur concentré sur le mystère. Si l'on accepte - et l'on verra que cette représentation est sujette à caution - l'idée que l'Oriental est fondamentalement attiré par le merveilleux et l'imaginaire (comme le suggèrent tous les auteurs) et qu'il est impressionnable (EA ATS 3), cette réaction ne doit pas nous surprendre. Les Occidentaux utilisent un certain manque de maturité des Orientaux (manque de maturité dû à un manque d'information et non pas constitutif, comme certains penseurs du colonialisme l'ont écrit 886 ) pour les éblouir et les séduire.

Comme nous l'avons suggéré auparavant le caractère merveilleux attaché à l'objet est transféré, par métonymie, au possesseur ou au maître de l'objet en question. Ainsi Salom Rizk, lorsque son maître lui donne de quoi écrire, au lieu de traiter le sujet de la rédaction, lui écrit une lettre de remerciement :

I now set to work excitedly, trying to get used to the thrill of my new writing tools, at the same time trying to compose a letter with one main idea : to express to my teacher my deep appreciation for all he had done for me. (SR 68)

Le parallélisme trying…trying met en relation d'égalité les instruments d'écriture et le maître dispensateur, en introduisant la notion de dette qui est fondamentale dans le rapport de l'Oriental à l'Occident. (On verra comment un certain nombre de ces autobiographies sont un moyen de s'acquitter de cette dette contractée auprès du maître occidental).

Ces merveilles prennent un caractère sacré et deviennent des miracles (EA ATS 29). Si Aladin peut faire apparaître des objets, il ne peut en changer ni la nature ni la structure. Or, l'Occidental et sa technologie partagent ce pouvoir avec Dieu :

Oriental genius had produced great religious, achieved great triumphs in art and literature, constructed colossal empires, but it had never tamed and canned the elements, packed scientific principles into little mechanical parcels. (EA ATS 29)

L'Occidental maîtrise les éléments, la nature et les soumet à sa volonté. Lorsque le premier avion atterrit à Khartoum, c'est bien d'un dieu qu'il s'agit, comme le note Edward Atiyah en intitulant ce chapitre : Deus ex machina. (EA ATS 29).

On remarque que plus la merveille est incompréhensible, plus elle est admirée. La distance par rapport à la norme, c'est-à-dire par rapport au vécu quotidien, ainsi que l'éloignement géographique amplifient le caractère merveilleux. Lors des voyages de départ, l'émerveillement commence dès que l’émigrant a quitté le cadre familial. Beyrouth, puis Port Saïd ou Alexandrie, Marseille et enfin New York sont les étapes les plus fréquentes. Au Liban, en passant d'un milieu rural à un milieu urbain, le candidat au départ s'approche d'un contact avec l'Occident, même si ce n'est qu'à un degré très éloigné. Beyrouth est le premier lieu d'émerveillement parce qu'il y découvre une vie totalement inconnue et insoupçonnée jusqu'alors :

There were so many marvelous things to behold I didn't have any eyes to see where I was going. (SR 84)

L'émerveillement, la fascination (SR 84) sont déstabilisants (‘I was bumping into [people]’ ( SR 84)); ils provoquent la désorientation (‘the bewildering maze’ ( SR 84)) et une sorte de déréalisation (qu'on parle arabe à Beyrouth est à la limite du concevable pour le sujet ébloui). Beyrouth est le lieu du premier contact avec la technique : voitures, tramways... C'est également à Beyrouth que les proportions changent; habitué à un monde à sa taille, le villageois est saisi par ce qu'il considère le gigantisme de la ville : les maisons à un étage sont remplacées par de hauts bâtiments qui cachent le soleil (SR 85), repère spatial et temporel dans le monde rural. L'individu se sent donc diminué. Comme Alice (au Pays des Merveilles précisément), sa perspective du monde est modifiée selon son degré de maîtrise du monde. Perdu dans la grande ville, il se trouve rapetissé, comme amputé d'une partie de sa taille. Port Saïd, l'étape suivante, est une gradation par rapport à la précédente. Elle est comme un abrégé des merveilles, ce qui lui confère (par le même procédé que précédemment) un caractère merveilleux :

This little city seemed to me a wonder. [...] I seemed to myself to have come face to face with some of the wonders of the world.(AMR FJ 172-173)’

La progression se poursuit et la vue d’ Alexandrie vient démentir tout ce qui a précédé en enchérissant sur l'extraordinaire :

Alexandria came next, and Port Said was dwarfed in my imagination. (AMR FJ 173)

A Marseille, le premier contact physique avec l'Occident coupe littéralement la parole au sujet qui avait jusqu'alors consigné ses découvertes dans son journal (AMR FJ 173). Le contact avec un des lieux d'origine du merveilleux le prive de parole, c'est-à-dire lui ôte son statut de sujet parlant. Il n'est pas indifférent de noter que c'est la lumière électrique qui le rend muet (AMR FJ 175) : la lumière de l'Occident civilisateur le prive de son statut de sujet, en le soumettant. Cette lumière occidentale s’accompagne de la perte de ses repères connus (‘Everything Turkish had disappeared’. (AMR FJ 175)) et c'est à son corps défendant (il se fait presque écraser par un train) qu'il peut poursuivre son voyage merveilleux. Ici encore le problème de la dette apparaît :‘I could hardly credit my senses’ (AMR FJ 175). Lors du merveilleux voyage, plus de débits que de crédits sont inscrits au compte (conte?) de notre Gulliver oriental.

Dans cette progression vers Le Merveilleux absolu, le but du voyage qui met hors de lui le sujet (‘It was no easy task for me... to believe my senses when I first experienced that well-nigh overwhelming feeling that I was really in the great city of New York’. (AMR FJ 183)), on remarque qu'il n'y a pas d'accoutumance; aucun des auteurs n'est jamais blasé durant son voyage vers le monde enchanté qu'il a rêvé (qu'on a rêvé à sa place). Cette absence d'habitude se manifeste dans le texte par la récurrence de first, chez tous les auteurs. (A titre d'exemple, first apparaît trois fois dans les quinze lignes de la description de Marseille (AMR FJ 175-176) et sa fréquence augmente lors des descriptions des villes nord-américaines). Les mécanismes du merveilleux ne sont toujours pas élucidés, sans doute parce que ces étapes sont trop brèves, mais nous verrons qu'un long séjour au pays des merveilles altère relativement peu la faculté d'émerveillement : on peut supposer que l'endoctrinement idéologique au départ est très poussé pour être aussi durable. Nous verrons que les sujets les mieux armés intellectuellement sont ceux qui parviennent à démonter les mécanismes, même s'ils ne sont pas toujours exempts d'une admiration tenace pour le Grand Magicien occidental. Néanmoins, pour tous ces voyageurs, les merveilles sont cantonnées à l'Occident car lors du voyage de retour, les étapes intermédiaires subissent une gradation inverse. Port Saïd n'est plus qu'une petite ville et le grand magasin est ramené à des proportions de jouet :

This little city seemed to me a wonder. A department store, a mere toy compared with the department stores of America, dazzled me. (AMR FJ 172)

Au retour, le voyageur se retrouve dans un Lilliput qu'il domine, tout grandi qu'il est par son expérience occidentale. Nouveau changement de perspective pour cet individu qui semble avoir (re)trouvé un statut de sujet. Si Beyrouth a rétréci (SR 264) aux yeux de Salom Rizk, son village natal subit une transformation bien plus terrible :

It looked like a lifeless skeleton bleaching in the desert. (SR 264)

Il y a plus ici - et plus dangereux - qu'un rapetissement. Des lunettes déformantes modifient la taille sans qu'il soit besoin de faire tout ce voyage vers l'Occident ( l’idéologie des maîtres y suffit). D'ailleurs, les germes du merveilleux sont présents avant le départ et le voyage n'est qu'une confirmation.

Cette gradation vers l'extraordinaire a son pendant linguistique : un phénomène de superlativisation accompagne l'éloignement de la norme; le superlatif creuse l'écart avec le degré zéro de l'adjectif. Dans la citation extraite de Syrian Yankee ci-dessus 887 , nous avons souligné le jeu des comparatifs et des expressions redondantes qui indiquent une gradation. On peut ajouter à cela une tendance à l'accumulation; de nombreuses énumérations, comme celle que nous avons déjà citée, jalonnent les textes. Les signifiants de l'incommensurable (millions, hundreds...) de l'immensité (large, vast, monstrous, huge), de l'abondance (rich, fat, magnificent) se mutiplient et pour amplifier leur sens, ils sont intégrés dans des exclamations et accouplés (how big and healthy, how sleek and fat). Le signifiant everywhere accompagné d'expressions telles que ‘the sights and sounds repeat themselves over and over, endlessly...’(SR 121) ajoute à cette surabondance extraordinaire.

Les histoires que tous ont entendues au départ étaient fabuleuses (SR 16) et celles qu'ils rapportent le sont tout autant. La pérennité du pays des merveilles est assurée. Comme la grand-mère de Salom Rizk lui a transmis la faculté de raconter des histoires, les magiciens occidentaux ont donné à leurs protégés le don de transmettre leurs contes – un moyen pour ces protégés de maintenir leur compte hors du rouge?

Notes
885.

Qu'on se souvienne comment les savants français de Bonaparte ont tenté d'éblouir les foules égyptiennes avec leurs expériences scientifiques. Youssef Chahine dans son film Adieu Bonaparte a évoqué cet aspect de la conquête française des esprits.

886.

Voir Douglas Sladen, entre autres.

887.

Pt1- I-B-1 . ‘He told me many more things about America…’