e - « America is a dream » .

Les Etats-Unis, ou plutôt l'Amérique comme ils l'appellent, sont un autre rêve. L'éloignement géographique mais aussi la nouveauté de l'Amérique la rendent plus extraordinaire. Les Européens sont connus : ils ont des consulats, ils sont une présence coloniale tangible, qui n’est pas toujours bien ressentie. Les Américains, quant à eux, n'ont pas encore d'engagement politique au Proche-Orient (IH OOE 91) lorsque les premiers auteurs émigrent. Les missionnaires américains, en apparence - et en réalité également, dans la mesure où ils n'étaient pas nécessairement financés par des Américains - n'étaient liés à aucune puissance coloniale. Ceci leur conférait une aura de désintéressement (AMR WM 291) qui n'était pas reconnue de façon aussi claire chez les missionnaires des autres nationalités. Abraham Mitrie Rihbany donne de l'homme d'affaires américain un portrait qu'on peut lire comme une allégorie du désintéressement :

The American business man [...] is a hero. [...] There I find the evidences of courage, alertness, resolution. He is intelligent, quick to perceive, flexible, yet firm like tempered steel. He is richly endowed with initiative and deeply yearns for self-expression, full and free. The impulse of true America surges through his soul. Life to him is never a closed circle, but an open road to regions rich with discovery. In his chosen field he enters the lists like a knight. With full consciousness, he faces great risks. [...] He makes millions, and he give millions. His enchanter is not so much wealth as achievement. He [...] fights like a true soldier in the open field. [...] He is free-born and as such unembarrassed by the consciousness of autocracy or aristocracy. His word is « forward » . [...] Business, nay, life itself, was a sacred trust to be spent in the ministry of civilization.(AMR WM 134-135)’

On remarque le passage de qualités intellectuelles à des vertus morales, du psychologique au religieux : l'homme d'affaires en soldat du Christ, et la civilisation occidentale comme un don de Dieu. Un autre trait distinctif, qui différencie cet Américain du héros anglais, est l'absence de lignée, de tradition et l'ouverture : tout est possible pour celui qui saura entreprendre (SR 194). On retrouve ici une des idées forces du rêve américain : n’importe qui peut réussir en accomplissant les efforts nécessaires (SR 125). Les textes abondent de ces histoires de réussite dans un pays neuf où n'importe quel émigré peut entreprendre : non seulement l'autobiographie est une histoire de ce type mais elle rapporte, en abyme, d'autres histoires. Salom Rizk, dans son dernier chapitre, raconte deux de ces ascensions (d'autres avaient précédé dans le cours du texte) en opposant leur aboutissement : l'un marqué par l’intolérance, la fermeture ; l'autre par la générosité, l’ouverture ; le premier est considéré comme manquement à la dette contractée envers la terre d'accueil alors que l'autre se situe dans l'esprit du rêve américain.

Par opposition à l'Angleterre et aux autres puissances européennes, dont on commence à percevoir l'essoufflement (SR 245-249), l'Amérique est un pays jeune et dynamique. Si l'on va y chercher l'instruction, ce n'est pas dans ces institutions ouvertes à la seule élite intellectuelle (on se souvient de toutes les barrières qui séparent Edward Atiyah de Brasenose College), mais dans des écoles ouvertes à tous sans discrimination (‘in America, you can work your way through school’ ( SR 162)), le seul critère étant la motivation (SR 166 ; 167 ; 170...). Ce n'est pas la tradition littéraire ni philosophique qui y est recherchée mais des connaissances en adéquation avec la vie quotidienne et avec le progrès technique (Ihab Hassan va faire des études d'ingénieur aux Etats-Unis.) Le dynamisme du héros américain (forward) se retrouve dans cette instruction non figée.

On peut imaginer que c'est cette facilité d'accès (si l'on oublie le difficile passage des services de l'immigration) qui attire les plus pauvres (Abraham Mitrie Rihbany est obligé d'emprunter à l'arrivée de quoi traverser cette ultime difficulté (AMR FJ 179-187)) et les plus illettrés (il semble que Georges Haddad ne sache ni parler l'anglais ni écrire puisqu'il a recours à des tiers pour écrire son courrier (GH 103) et son autobiographie (‘taken down by his daughter’)), et c'est également cette ouverture qui leur donne toutes leurs chances. A l'inverse du vieux monde sclérosé, fermé sur lui-même, la jeune Amérique est encore en formation, en croissance :

America isn't all born yet. It is still growing, still happening over there.(SR 272)’

L'Amérique ne serait pas qu'une extension du rêve européen (‘the Western Eldorado’ (EA ATS 98)) mais un rêve à part entière :

[I] had never really believed that modern America could be anything but a romance of Europe, El Dorado civilized. [...] I had come to a land more extravagant than any of my recent dreams. (IH OOE 103)

George Haddad inclut dans son texte quelques photos parmi lesquelles l'une représente une femme druze (‘Correct Druse costume’ (GH 15)), et une autre la Statue de la Liberté (GH 55).

Fig. 5. AMR
Fig. 5. AMR FJ 336.
Fig. 6. GH 15.
Fig. 6. GH 15.

Le contraste est grand entre cette image de femme orientale entièrement dissimulée par un voile à l'exception d'un œil, (une description de ce costume est donnée à la page suivante), ouverture triangulaire qui suit le même mouvement descendant que les plis du voile (toutes les pointes sont tournées vers le bas) et la Statue de la Liberté dont le mouvement est ascendant :repli et fermeture contre expansion et ouverture. 888

Notes
888.

Abraham Mitrie Rihbany inclut un portrait de femme dans Far Journey (AMR FJ 336) dont le dynamisme rappelle celui de la Statue de la Liberté: elle porte un plateau sur la tête chargé de façon pyramidale et la forme générale de la silhouette est ascendante.