Comment expliquer l'écart entre l'Occident idéalisé par les Orientaux et l’Occident réel?
L'Occident, on l'a vu, est un ailleurs mal connu. Ce double caractère lui confère une altérité radicale propice à tous les rêves. Si l'on considère le mal-être, le manque à être, constitutif de tous les sujets considérés (les causes sont multiples et varient d'un sujet à l'autre), on voit apparaître une auto-image dépréciée, négative. Tous cherchent une amélioration de leur sort, de leur environnement qui passe par une identification à l'Autre, un Autre positif qui les arrache à leur environnement négatif (négatif en ce qu'il n'offre pas de modèle d'identification positif). Les modèles locaux sont trop souvent de l'ordre du même; le sujet-enfant qui se sent dans l'insécurité ne s'identifiera pas à ceux qu'il tient pour responsables de cette insécurité : s'il y a danger autour de lui, c'est que ses parents ou ceux qui les gouvernent ne sont pas capables de procurer la paix; s'il y a pauvreté autour de lui, c'est que ses parents ne sont pas capables de procurer l'essentiel vital, etc. L'enfant cherchera donc protection, prospérité ailleurs et il se tournera vers l’Autre, en l'occurrence l’Occidental, mais le peu de connaissances dont l'enfant/l'Oriental dispose à son égard fait qu’il se représente l’Occidental sous les traits d'un héros, d’un surhomme, capable là où les siens, ses proches, ses semblables, ont échoué. Pour l'enfant, cet Autre est un idéal jamais approché : son éloignement intensifie son altérité et son aura ainsi que son intangibilité. Comme il est lointain, il ne peut être atteint par les maux qui atteignent le sujet oriental dans son intégrité corporelle et spirituelle (Salom Rizk ne pouvait imaginer qu'un enfant américain aurait les pieds aussi écorchés que les siens lorsqu'il courait après les cochons par les chemins de Syrie). Plus le modèle est lointain - que la distance soit géographique, raciale ou sociale - plus la fascination est grande et moins l'esprit est critique. On pourra alors parler d'image utopique, de représentation utopique, soutenue par le désir d'un monde totalement autre. L'excentricité 890 marque le départ de ce modèle des schémas traditionnels du milieu du sujet en question. Cet Autre serait Alius, l'autre radical, et non pas alter 891 , l'autre relatif, c'est-à-dire qu'il serait alien 892 . Ce modèle offrirait à la situation existante une alternative susceptible de résoudre l'impasse de la situation du sujet. Dans la mesure où l'Autre est toujours présenté de façon positive, ce modèle est d'autant plus parfait et idéal qu'il est adopté par des sujets plus fragilisés (ils appartiennent à des minorités menacées ou à des milieux extrêmement pauvres ou bien encore à des familles divisées...) Ainsi l'Occidental trouve-t-il un terrain favorable à ses ambitions. Octave Mannoni 893 assure en substance dans sa Psychologie de la colonisation que ‘l'irruption coloniale rencontre, chez l'indigène, un besoin de dépendance, d'adoration, l'attente, quelquefois de caractère messianique, de ceux qui viendront le prendre en charge’. 894 C'est bien de cela qu'il s'agit pour Edward Atiyah et pour sa famille dans Beyrouth bombardée.
L'Occidental aura beau jeu de venir s'insérer dans une place taillée à sa mesure. Si elle n'est pas taillée exactement, il saura, dans un premier temps, prétendre se couler dans le moule, utilisant ses similitudes avec le modèle imaginaire (ou s'en inventant) et ignorant (feignant d'ignorer) les différences. Les Orientaux attendent d'être protégés, on les protège; ils attendent des écoles, on leur en donne, etc. Jouer à imiter le modèle est d'autant plus facile pour l'Occidental que ce jeu sert à merveille son intention colonialiste : s'ériger en maître de l'Orient. La nature de la demande de l'Oriental va au-delà de ses espérances : la demande d'écoles, de direction intellectuelle et spirituelle lui donne accès aux esprits malléables des plus jeunes, encore plus avides de modèles d'identification que leurs aînés; la demande de protection d'une partie de la population (les chrétiens) lui permet de diviser pour mieux régner, selon la vieille technique éprouvée (IH OOE 25), et également d'affronter, par procuration, les autres puissances coloniales (comme dans les luttes entre maronites et Druzes). Détenir la haute main sur les écoles et sur certaines fractions du pays lui donne la possibilité de modeler une société adéquate à ses buts économiques, stratégiques… Et il aura beau jeu de se vanter de ses réussites, de son efficacité, d'autant que l'Empire ottoman est, dans le premier quart du vingtième siècle, dans un état de déliquescence qui laisse le champ libre aux puissances occidentales.
Or, l'Oriental fasciné ne perçoit de cet Occidental qu'il avait tant imaginé que ce qui correspond au modèle imaginaire qu'il s'était fabriqué :
‘ The tacit principle of the Colonial Complex : to extol only such differences as serve oneself, other differences to deprecate or ignore.(IH OOE 25)’Si l'Occidental ne découvre qu'une partie de sa véritable nature, l’Oriental ébloui ne voit rien d'autre que ce qu'il avait désiré et désire voir (‘uncritical imitation’(EA ATS 148)). Au début du siècle, l'écrivain égyptien Muhammad Al-Muwaylihî avait tenté dans son livre Hadîth 'Îsâ b. Hishâm (1906) de chercher une explication à ce phénomène :
‘ [Les Orientaux] se comportent en aveugles : ils ne cherchent pas à s'informer par des recherches, ils ne font pas non plus de comparaisons ni ne s'engagent dans un examen circonspect. [...] Ils acceptent tout en bloc. [...] Ils se contentent de ce mince vernis de civilisation occidentale, et ils acceptent la domination étrangère, qu'ils tiennent pour un fait accompli et l'arrêt d'un destin bienveillant. 895 ’L'esprit critique de l'Oriental est émoussé par la fascination qu'exerce l'Occidental mais aussi par l'idéologie que ce dernier lui inculque dans son enseignement. Nous avons signalé plus haut comment le message religieux appliqué par l'Occidental à ses actes tronquait la réalité. De même en jouant sur le passage du singulier (lien privilégié avec un individu) au général (l'Occident tout entier est contenu dans cet individu), on infléchit la lecture de l'Occident. Il en découle que tout est faussé (‘warped’ (EA ATS 158)) dans ce rapport. On assiste à un jeu de miroir pervers, où les images sont sans cesse truquées. En fait, le modèle imaginaire auquel aspire l'Oriental n'est pas tant la projection de ses fantasmes que la projection des fantasmes du pouvoir de l'Occidental réinterprétés par l'Occidental pour l'Oriental (‘the British rumored themselves «civilized colonials»’ (IH OOE 24)) dans un premier temps, puis réinterprétés par l'Oriental lui-même. Car, dans le discours de l'Occidental à l'attention de l'Oriental, il n'est pas question de description, mais de représentation, comme le fait remarquer Albert Memmi :
‘ Le Colonialiste semble avoir oublié la réalité vivante de son pays d'origine. [...] Comme si la métropole était une composante essentielle du sur-moi collectif des colonisateurs, ses caractéristiques objectives deviennent des qualités quasi éthiques. 896 ’Ce jeu de miroirs complexe est subversif dans la mesure où il éloigne l'Oriental de ses schémas d'identification traditionnels pour le mettre dans une situation d'instabilité qui l'inquiète et menace davantage sa confiance en lui, d'autant plus qu'il est amené à s'identifier à un modèle inexistant. Son image de soi est d'autant plus dépréciée qu'elle éclate un peu plus à chaque phase de ce processus d'identification à ce modèle fabriqué qui perd également de sa réalité, à chaque phase.
Que‘l'on ne succombe à la colonisation que si l'on est colonisable’ 897 se vérifie ici : l'Oriental dont on a manipulé l'imaginaire est prêt à recevoir l'Occidental. Mais il ne rencontre pas l'Occidental imaginé qui est pure fiction, fiction de fiction. Avant de découvrir le vide au centre de ce processus d'identification, l'Oriental va tenter de s'approprier une des clés d'accès à cette occidentalisation qui le pousse hors de son espace traditionnel, à savoir sa langue.
Voir Moura,Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'Ailleurs. p. 50-52.
Voir Moura,Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'Ailleurs. p 53.
Voir EA ATS.
Mannoni, Octave. Psychologie de la Colonisation (Paris : Le Seuil, coll. Esprit, 1950).
Voir Pachet, Pierre. Un à un. De l'individualisme en littérature (Michaud, Naipaul, Rushdie). (Paris : Le Seuil, coll. La couleur des Idées, 1993). p. 47.
Cité in Von Grunebaum, G.E. L'Identité culturelle de l'Islam . p.163-164.
Memmi, Albert Portrait du Colonisateur . in Portrait du Colonisé précédé de Portrait du Colonisateur . p. 83.
Von Grunebaum, G.E. L'identité culturelle de l'Islam. p .175.