The King's English (IH OOE 61) : l'anglais est la langue d'un Empire étendu à travers une bonne partie du globe et, à ce titre, fait partie de ces langues conquérantes (‘conquering tongues’(IH OOE 3)) qui accompagnent les vaguessuccessives d'envahisseurs. Langue conquérante puisqu'elle est la langue des conquérants. Que la langue étend son influence apparaît dans sa dynamique : de ‘becoming master of the East’(AMR WM 27)on passe à ‘is destined to become the voice of the world’ (AR PV 170), dans la trace des colons impérialistes (‘imperialistic colonizers’(AMR WM 159)). Si l'on est un humble Syrien à peine instruit, si l'on a vécu une expérience qu'on estime digne d'être transmise, si l'on a été confronté à la menace fasciste et qu'on a perçu un fléchissement de la démocratie, si l'on a le désir de mettre le monde en garde, il est impossible de le faire en syrien, c'est-à-dire en arabe dialectal (Salom Rizk parle toujours de syrien, ce qui laisse supposer qu'il ne maîtrise pas la langue classique) : le message ne sortirait pas d'une communauté restreinte; or le désir de Salom Rizk dépasse les limites de sa communauté et s'étend aux Etats-Unis et à l’ensemble du monde occidental. Il se lance donc avec énergie dans l'apprentissage de l'anglais pour avoir accès à un public aussi large que possible. (Voir dans le chapitre ‘Lend me your ears’(SR 274-284) comment le refrain :‘I wanted to tell them...’envahit l'espace du texte et l'espace mondial en partant des Etats-Unis pour arriver au monde entier :‘the whole world’ ( SR 276).
Si l'anglais est une langue en expansion, qui suit la progression coloniale de ceux qui la parlent, elle est avant tout ‘The King's English’(IH OOE 61) : la langue du maître, la langue du pouvoir, langue de ceux qui détiennent le pouvoir et désirable, à ce titre, pour ceux qui veulent accéder aux sphères du pouvoir. Le choix de la langue du pouvoir colonial semble opportun pour améliorer une situation non satisfaisante. On a pu remarquer qu'il est des pouvoirs qui n'offrent pas d'attrait particulier et dont l'influence linguistique demeure à peu près nulle : ainsi peu de Proche-orientaux ont choisi le turc dans la mesure où ils ne pouvaient en tirer de bénéfices dans les structures de l'Empire ottoman 900 . L'anglais a donc la faveur de ceux qui, d'une certaine manière, cherchent les faveurs du pouvoir britannique. Maîtriser la langue des maîtres, c'est espérer combler la distance qui sépare le sujet colonisé du maître. Si la langue ouvre vraiment la porte d'emplois qui gravitent autour des maîtres, il n'est pas pour autant question d'égalité avec ceux-ci. Edward Atiyah, F.M. al Akl en font la cruelle expérience : la maîtrise de la langue ne fait pas tomber les barrières coloniales, au contraire, elle semble les renforcer et le sujet se découvre ‘l'hôte intempestif’ 901 de cette langue adoptée. Au lieu d'élever le sujet, elle l'humilie (EA ATS 147) et le renvoie à sa propre image 902 :
‘ In this world in which, according to race, some people exercised and other obeyed, authority, I belonged to the latter group. I was chained to it by the chains of blood and birth, chains which my passage through Victoria College and Oxford had, like some temporary magic, obliterated to touch and sight, but which I could now see and feel again. (EA ATS 147) ’La langue, dans le rapport symbolique qu'elle établit entre maître et sujet colonisé désigne le miroir identificateur pour ce qu'il est (‘an unreal structure, an intellectual sham...’(EA ATS 148)), le fait éclater et réintroduit la vérité de l'un et de l'autre.
Le Janus colonial britannique est montré alors sous son autre face : Cromer ne sera plus que dictateur (EA ATS 184), une fois la bienveillance démasquée. La langue est alors l'accès à la lutte contre la tyrannie, d'où ce désir de la maîtriser et de se l'approprier (‘to master it and make it my own’(EA ATS 49)), métaphore du désir de maîtriser le colonisateur et de s'approprier le pouvoir.
Ihab Hassan cherche la clé qui libère la langue de la tyrannie dans la pierre de Rosette (IH OOE 17-18) : peut-être est-ce dans la coexistence des langues connues et inconnues, articulées autour d'un signifiant maître, dans le passage de l'un à l'autre, qu'il faut chercher. Peut-être est-ce dans la détermination phonétique et symbolique de la langue que se trouve la clé de l'accès au pouvoir. Le nationalisme d'Edward Atiyah semble être de cet ordre : sa rébellion contre les Britanniques qui refusent de se l'associer (EA ATS 140) est la coexistence de plusieurs textes en langues différentes qui ne peuvent se lire qu'en relation les uns avec les autres, qu'en les articulant autour du signifiant de la puissance coloniale britannique. C'est le pivot autour duquel se décode la langue mystérieuse des idéologues trompeurs pour laisser apparaître celle des impérialistes (‘forbidding, arrogant strangers’ (EA ATS 140)) et ce passage (Janus est aussi le passage) permet à la langue d'origine de révéler son génie.
Voir Grosjean, François. Life With Two Languages : An Introduction to Bilingualism. p. 31.
Meddeb, Abdelwahab. «Le Palimpseste du Bilingue, Ibn 'Arabi et Dante» . Du Bilinguisme. p. 128.
Voir Memmi, Albert. « C'est le colonisé qui, le premier, souhaite l'assimilation, et c'est le colonisateur qui la lui refuse. » ( Portrait du Colonisé . p. 141)