2 - La langue du maître d'école.

Although the sun rises in the East the light, however, comes from the West. 903

Les lumières (enlightenment ) sont considérées comme occidentales. L'Occident est désiré par les auteurs issus des milieux les plus cultivés comme une gigantesque bibliothèque. Abdul Kader el Janabi rapporte un fantasme exemplaire à cet effet :

J'eus la vision de Londres comme une immense bibliothèque. Je fouillais tous les rayons et découvris tant de livres que je n'avais encore lus. Il me sembla alors que tous ceux que j'avais pu lire étaient peu de choses et ne suffiraient jamais à m'assurer la nourriture d'un seul jour. Après quelques brefs instants, un arbre m'apparut qui portait tous les titres du monde comme autant de rameaux. 904

Edward Atiyah considère également l'Angleterre comme le lieu sacré où repose tout le savoir auquel il aspire. (Il faut cependant se souvenir que ce savoir désiré est surtout littéraire, romanesque, donc imaginaire).

Ce savoir est lié au pouvoir : savoir sur l'autre, c'est avoir un pouvoir sur lui, un pouvoir plus grand que la puissance économique ou militaire, parce que savoir, c'est aussi ‘sortir de soi pour atteindre ce qui est étranger et lointain’ 905 .

Double démarche derrière cette quête du savoir : un désir d'accès au savoir de l'Autre pour l'égaler dans sa maîtrise du monde, et ensuite, un désir de savoir sur l'Autre pour le maîtriser. Cette deuxième phase est une des phases importantes de la conquête colonialiste : il s'agit de s'approprier un savoir sur l'Autre pour ensuite le manipuler et lui rendre ce savoir réinterprété à des fins idéologiques (nous en verrons le résultat plus tard). C'est également une phase fondamentale de la lutte nationaliste, dans laquelle il faut se réapproprier le savoir sur soi et acquérir le savoir sur l'Autre.

Quant à nos auteurs, leur premier souci est de sortir de la nuit orientale, de se libérer des chaînes de l'ignorance (‘fetters of ignorance’ 906 )qui emprisonnent le sujet. Le savoir, leur semble-t-il, est détenu par les Occidentaux puisque ce sont eux qui disposent des écoles les mieux équipées, des livres les plus adéquats à l'instruction des enfants, des méthodes les plus efficaces. Lorsque Salom Rizk rêve des Etats-Unis, sa première vision est celle d'un pays couvert d'écoles (‘the marble palaces of learning’ (SR 77)) qui contiennent d'innombrables salles de classes et livres (‘palatial buildings with more rooms than there were houses in Ain Arab were filled with endless rows of books and papers waiting to be read by eager students’.(SR 77)). Pour accéder à ce savoir, il faut maîtriser la langue anglaise (SR 127). Salom Rizk dans sa course au savoir découvre la frustration, mais surtout l'impuissance de celui qui ne parle pas la langue :

I did not know English, and I could not learn English until I knew English! I was caught in a vicious circle and could not work or fight my way out. (SR 166)

Le sujet englué dans cette contradiction se voit limité par cette incapacité à parler la langue : la langue lui échappe, en conséquence, le savoir lui échappe aussi, ce qui engendre son désespoir. L'impossible accès au savoir le relègue à un état de dépendance et l'empêche de se mesurer à l'Autre. Emprisonné et tronqué, il est confiné aux limites de son propre corps (Salom Rizk dans les abattoirs est incapable de communiquer avec les autres ouvriers et n'est plus qu'un corps incapable d’articuler quoi que ce soit (SR chp IX)).

Cette dépendance, cette infériorité, sont d'autant plus durement ressenties dans la confrontation avec les techniques modernes (‘mysterious world of untold wonders’(AMR WM 27)). Pour que ces objets de la modernité (comme le téléphone dont Salom Rizk se demande s'il parle anglais ou syrien (SR 125)) ne paraissent plus surnaturels ni magiques, c'est-à-dire des objets de superstition, il faut pouvoir les comprendre et , donc, avoir accès à la langue de ceux qui les détiennent.

L'Occident est associé à la modernité, à un esprit d'innovation (‘forward-looking’ (AMR FJ 337)) qui s'accorde mal de la rigidité du Vieux Monde. Sa langue est le reflet de cet esprit actif, toujours prêt à se remettre en cause :

The Western languages [are] more flexible and of richer sources than his native tongue. (AMR WM 27)

L'arabe est par opposition, considéré comme une langue dépassée, inapte à rendre compte de l'évolution de la pensée scientifique :

The language of Creation is not very popular in these days of scientific glory. That language is being relegated to the past [...]. It is considered to be full of intellectual pitfalls and beset with immovable philosophical difficulties. (AMR WM 19) 907

La formule d'Edward Saïd à propos de l'expédition scientifique de Bonaparte en Egypte : ‘mettre l'Egypte en français moderne’ 908 éclaire cette approche linguistique de la modernité. L'opinion qu'on a de la langue est le reflet de la position des uns et des autres face à la modernité. Les adeptes de l'anglicisation, ayant tourné le dos à un monde immobile et usé, abandonnent une langue qu'ils jugent inapte à porter, dire leurs nouvelles aspirations.

En quoi cette modernité est-elle désirable? Il s'agit, là encore, d'une relation de pouvoir. La science moderne et ses applications techniques donnent des moyens supplémentaires de domination aux Occidentaux : bombardiers, avions, machinerie industrielle, barrages (comme celui d'Assouan), imprimerie, etc. sont autant d'armes des pouvoirs coloniaux pour soumettre population et territoire à leurs besoins et intérêts. Avoir accès aux secrets de la science, c'est pouvoir la maîtriser et se trouver à armes égales avec le pouvoir colonial.

Plusieurs auteurs mettent en cause le manque d'esprit scientifique et de rigueur des Orientaux :

A miracle means one thing to your Western science, which seeks to know what nature is and does by dealing with secondary causes, and quite another thing to an Oriental, to whom God's will is the laws and Gospel of nature. [...] The Oriental does not try to meet an assault upon his belief in miracles by seeking to establish the historicity of concrete reports of miracles. His poetical, mystical temperament seeks its ends in another way. (AMR SC 20-21) 909

Leur esprit poétique, leur propension à croire aux contes plus qu'aux faits marquent la frontière entre spirituel et matériel. Abraham Mitrie Rihbany et Ameen Rihany ont souvent dénoncé le trop grand matérialisme des Occidentaux, tout en condamnant l'excès de spiritualité des Orientaux. Le contact avec l'anglais semble apporter une structuration nouvelle. Le grand-père d'Edward Atiyah, l’un des premiers Syriens qui ait appris l'anglais, en a gardé une régularité et une méthode de vie, symbolisées par son pas régulier invariable et quelque peu mécanique (EA ATS 8). Régularité, méthode : ce sont les mots clés de Gregory M.Wortabet dans son récit de voyage, qui est à la fois un guide pratique à l'attention des touristes occidentaux et une somme de type encyclopédique de connaissances sur les lieux traversés. A l'inverse de George Haddad qui donne quelques détails extérieurs au hasard, Gregory M.Wortabet signale ses sources (GMW vol. 1 52) et n'hésite pas à faire part de son incertitude sur une information particulière. (GMW vol.1 73 ;99), avec peut-être une exagération dans la précision. Citant le nom d'un hôtelier, il ajoute une note en bas de page pour signaler qu'il est décédé à l'heure de la publication du livre (GMW vol. 1 66) ou encore il cite toutes les sources dénombrant les cèdres depuis 1550 (GMW vol. 1 118) et comble de la précision, donne au lecteur la somme des jarres qu'un âne peut porter sachant qu'on peut en charger deux de chaque côté de son bât (GMW vol. 1 121-122) ! Ce scrupule (l'invariable mécanique de la marche du grand-père Atiyah) est poussé à l'extrême chez Salom Rizk lorsqu'il apprend l'anglais et découvre son manque absolu de logique, en phonétique comme en grammaire. Dans un chapitre hilarant, il joue de cette absence totale de rigueur :

I went on to learn to my astonishment that « mouse » does not become « mouses » the way « house » becomes « houses » and that it is never right to say « hice » for the plural of « house » the way you say « mice » for the plural of « mouse » and « lice » for the plural of « louse » . But how was I supposed to tell?... (SR 176)

Ce jeu répété à propos de plusieurs formes grammaticales relativise l'importance de la rigueur dans la pensée analytique. Pas assez de rigueur conduit à une vision poétique, mais trop de rigueur peut aussi déboucher sur un mode de fonctionnement poétique où le signifiant l'emporte.

Ces deux cas limites sont symptomatiques d'une crise qui se manifeste autrement. La langue n'est pas qu'un ensemble syntaxique, elle participe d’ un ensemble plus vaste, la culture. Penelope Lively, élevée en Egypte, dans un milieu britannique découvre la culture américaine et constate son incapacité à comprendre ses signes :

Something was awry with my own language. This was English, but not an English I recognized. I saw that this rich glib prose and these jaunty pictures reflected some complex and confident other world of which I knew nothing whatsoever, more unreachable even than the England I could barely remember but whose icons and mythologies were all around me. Pondering the teasing terminology of the New Yorker advertisements, I came up once more against the opaque screen of culture, and identified a difficulty over and beyond the familiar difficulties of words you did not understand. Here was a world far more inaccessible than those of Greek mythology or ofNicholas Nickleby. 910

La maîtrise de la langue ne suffit pas à décoder les signes culturels. Ainsi Abraham Mitrie Rihbany voit-il des prêtres partout lors de son arrivée à New York car il confond le chapeau haut-de-forme avec les couvre-chefs des prêtres orthodoxes. La confusion va au-delà puisque ces chapeaux induisent une interprétation erronée de la mentalité américaine (AMR FJ 200). Les signifiants sont non seulement déconnectés de leurs signifiés mais également du réseau de dénotation et de connotation qui leur permettent de faire sens. Edward Atiyah note comment la traduction peut être grotesque et déréalisante (‘Translations of European works [...] sounded grotesquely unreal in Arabic’. (EA ATS 113)) s'il ne s'agit que de signifiants qu'on aurait amputés de leur contexte culturel. C'est sans doute ce qu'Edward Atiyah a compris d'instinct dès son enfance en s'immergeant totalement dans la fiction anglaise. Cependant la fiction, on s'en doute, n'est pas la réalité et cet apprentissage livresque ne tient pas face au choc de la rencontre avec les détenteurs premiers de la langue et de la culture. Edward Atiyah en fit l'expérience lorsque tout droit sorti d'Oxford, il fut rejeté par les Britanniques de Khartoum. La clé du pouvoir sur l'Autre ne réside pas uniquement dans le savoir acquis au moyen de la langue. Il ne suffit pas de pouvoir prononcer /Rê - mes - s – s/ encore faut-il savoir que ces signes signifient Rê, le dieu Soleil l'a enfanté. Le sens ne prend pas soin de lui tout seul.

Notes
903.

Musa, Salama. Al-Adab Li Al-Sha'b (Cairo : 1958) cité in Ibrahim, Ibrahim A. «Salama Musa. An Essay on Cultural Alienation». Middle Eastern Studies. 15 n° 3 (1979): 348.

904.

el Janabi, Abdel Kader. Horizon Vertical . p. 63-64.

905.

Said, Edward. L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident. p. 46.

906.

Lively, Penelope. Oleander. p. 90.

907.

Derrière ce commentaire amer d'Abraham Mitrie Rihbany pointe la controverse sur les théories de l'évolution qui furent la cause de grandes fractures au sein de l'Université américaine de Beyrouth.

908.

Said, Edward. L'Orientalisme . p.102.

909.

Voir aussi AR PV 158 et Von Grunebaum,G.E. L'Identité culturelle de l'Islam . p.148.

910.

Lively, Penelope. Oleander. p.109-110.