C'est ce que les auteurs ont retenu de la leçon : voyant la difficulté à entrer dans la culture de l'Autre, voyant l'échec partiel de leur tentative de comprendre l'Autre, ils en déduisent que l'Autre ne pourra avoir d'eux qu'une vision partielle. Ils s'efforceront alors de conquérir la langue de l'Autre pour lui dire leur vérité.
Dès lors que le destinataire du texte sera choisi, il s'ensuivra une organisation du texte adaptée à cette visée. Préfaces et dédicaces permettent également d'induire ces lectures, en établissant un pacte entre auteur et lecteur. Le choix du destinataire (ou plutôt l'image que l'on s'en fait) infléchit l'écriture.
Pour quels destinataires ces textes sont-ils conçus?
‘ Les écrits présentés à l'édition, étaient comme ces offrandes que les païens apportaient à leurs divinités et ces prières que les croyants adressent aujourd'hui à Dieu. 911 ’Le destinataire d'un texte est toujours imaginaire 912 mais, dans le cas de nos auteurs, cette représentation imaginaire est doublée dans la mesure où l'Occidental à qui est adressé ce texte est idéalisé. Il y a donc distorsion pour que le texte coïncide avec le désir supposé du lecteur. Certains auteurs s'ingénient à trouver des équivalences pour faire passer leur message. Gregory M. Wortabet est très inventif, mais ses comparaisons sont souvent extravagantes; ainsi les porteurs d'eau à dos de mulet sont-ils comparés à la compagnie du gaz en Angleterre (GMW vol. 1 122), et le pacha de Beyrouth est mis en équivalence avec ‘the Lord Lieutenant of Ireland’ (GMW vol. 1 78). Abraham Mitrie Rihbany a souvent recours à ces parallèles, dans un but pédagogique. Le lien très fort entre Occidental et religion (via les écoles missionnaires) conduit à une multiplication des références bibliques, référence culturelle commune aux Occidentaux et à leurs élèves orientaux (souvent, cependant, les textes bibliques sont utilisés par les Orientaux comme base d'une lecture civilisationniste et non spirituelle : The Syrian Christ d'Abraham Mitrie Rihbany en est l'exemple le plus systématique).
L'idéalisation du destinataire est parfois utilisée non par l'auteur lui-même mais par des Occidentaux qui le manipulent : ainsi les textes de Abraham Mitrie Rihbany, de George Haddad et de Salom Rizk sont pratiquement écrits sur commande, sous la pression des organisateurs de leurs tournées de conférence (The Reader's Digest pour Salom Rizk et The Atlantic Monthly pour Abraham Mitrie Rihbany). Le préfacier de Syrian Yankee (Wallace De Witt) est très explicite :
‘ Salom was devoting full time to lecturing on « The Americanization of an American » , and we were convinced that he had an important message, particularly for the youth of the United States. (SR viii) ’L'autobiographie de George Haddad est écrite sous l'égide d'un gouverneur du Vermont qui la préface et d'un sénateur, président de la compagnie d'édition qui la publie (GH 125); en outre, un membre de la famille de ce même sénateur Tuttle a aidé à son élaboration. La présence du drapeau américain en première page qui couvre la mère de l'auteur (la pagination fait se superposer la page titre avec le drapeau au centre et la page de la dédicace à la mère (désignée en caractères gothiques (iconisation de la mère?) au centre de la page)) signale ce qui est au centre du texte : non pas George Haddad, mais les Etats-Unis et Rutland plus particulièrement (le livre compte treize photographies : cinq représentent les Etats-Unis et trois Rutland) ; de plus le dernier chapitre est entièrement à la gloire de Rutland.
Si Wallace De Witt insiste sur le fait que Salom Rizk est le seul maître de son histoire (‘Salom's own story [...] told in his own way’(SR ix)), on est néanmoins en droit de s'interroger sur la part de manipulation. Lorsqu' Edward Atiyah envoie des lettres critiques à l'égard de la politique proche- orientale de la Grande Bretagne à différents journaux et magazines, elles sont systématiquement refusées (EA ATS 205). Si les critiques (mais le sont-elles réellement) formulées par Abraham Mitrie Rihbany et Salom Rizk sont acceptées, voire encouragées, c'est qu'elles vont dans le sens de la politique (au sens large du terme) du pays d'accueil, c'est qu'elles la servent (SR 306) :
‘ Comme étrangers, avec des problèmes en apparence très spécifiques, ils révèlent au pays d'accueil ses points de crise latents. La culture qui les accueille pourrait presque les remercier de la réveiller à leur insu, de la mettre à l'épreuve d'elle-même, de la rappeler à ses BEANCES IDENTITAIRES, aux abîmes que comporte son identité, aux énigmes de son origine... 913 ’Salom Rizk se pose en éveilleur de l'Amérique qui l'a accueilli :
‘ I could not understand at first how anyone could be so heedless, so negligent, and even contemptuous of these hard-won possessions. [...] The more I dug into American history [...] I felt that I ought to do something to awaken my fellow Americans to all these blessings. (SR 178)’Il se fait le porte-parole du rêve américain en train de s'essouffler (SR 274-276), de la démocratie menacée par le fascisme (SR 277-278), mais surtout d'une image positive et dynamique de l'esprit conquérant de l'Amérique éternelle; le paragraphe final est un manifeste idéologique :
‘ Regardless of origin, they are working quietly, obscurely, and unstintingly to give democracy the victory in one area of life or another, to extend it out to the very last frontier of human aspiration. They are the people who regard every problem as an opportunity. When you meet them and feel their deep, determined resolve, you know that the other kind of people 914 can never defeat the American dream. You can't beat the people who built and are still building this America.(SR 317)’Regardless of origin, frontier, opportunity ... les éléments du rêve américain sont tous évoqués dans cet acte de foi en l'Amérique idéale. On remarque un déplacement intéressant : au départ, Salom Rizk s'interrogeait pour savoir comment il serait en adéquation avec le rêve américain (‘will I be able[...] to fit in?’(SR 118)); à la fin, il se demande comment faire pour que l'Amérique soit en adéquation avec son idée du rêve américain (‘They were un-American. They didn't fit into the picture I had of this country’. (SR 316)); on voit comment l'immigrant est utilisé ici pour relayer l'image idéalisée qui lui a été inculquée. En fait, Salom Rizk ne raconte pas sa propre histoire comme le préfacier souhaitait le faire entendre, il n'est qu'un porte-parole (comme George Haddad est un porte-drapeau), il porte une parole dont il n'est pas sujet. Tant qu'il n'aura pas acquitté la dette contractée auprès de celui qui lui a prêté sa langue, il demeurera débiteur, c'est-à-dire serviteur (‘a life-servant of the country’ (SR 307)) d'un discours idéologique.
Certains auteurs sont néanmoins parvenus à s'affranchir du maître et à utiliser sa langue pour dire la réalité de leur pays d'origine. Le point de départ de cette parole est souvent un malaise ou une révolte 915 : Edward Atiyah écrit son autobiographie comme un pamphlet à l'usage des Britanniques pour leur expliquer les causes du rejet des Britanniques en Egypte et au Soudan à partir de sa propre histoire d'amour déçu (EA ATS vii) : il s'agit là encore, même si cette fois c'est une démarche personnelle, d'une mise au point entre image rêvée et image réelle : comment faire coïncider les deux.
Cependant, des événements graves se déroulent au Proche-Orient et chacune des parties prenantes, dans des buts politiques évidents - s'ils sont contradictoires - tire la vérité à elle. Or certains auteurs, parce qu'ils participent des deux cultures, parce que les deux langues leur donnent une connaissance de l'intérieur des deux parties, tentent de dévêtir la vérité idéologique pour rétablir La Vérité (si tant est que ce soit possible) et combattre les idées reçues d'où qu'elles viennent :
‘ I am not in the business of pleasing people : presenting naked truths very seldom does. This is especially so when facts undermine national legend and interfere with accepted illusions. (SKA CB 2)’Isaaq Diqs cependant, n'est pas anglophone, mais il a pourtant choisi l'anglais pour témoigner :
‘ This book is true. I have written it in English, which is neither my native language nor perfectly known to me. Nevertheless I am told by at least one person competent to know that here I have said no more no less than I mean. (ID 9)’(Ce no more no less than I mean a un ton évangélique). La langue du pouvoir donne du poids à cette vérité inouïe puisqu'elle vient d'ailleurs. Considérée, on l'a dit, comme une langue de culture, elle est choisie comme vecteur de cette vérité inédite en cette langue. Parce qu'elle est désirée par beaucoup de peuples soumis, parce qu'elle est la langue répandue sur toute la surface coloriée ou striée de la carte, elle peut porter cette vérité au-delà du cadre strict du Proche-Orient : grâce à l'anglais, le monde entier peut être pris à témoin. Ainsi Saïd K. Aburish peut-il vaincre les réticences de sa mère quant à son projet :
‘ My mother insisted that the book may be good for the Middle East but it's bad for the family. Her decision, to contribute to my efforts is a true reflection of a positive awareness of the larger picture. (SKA CB«Acknowledgements»)’Il s'agit pour ces auteurs de définir leur lieu d'origine : Terre sainte, Proche-Orient, Syrie, Liban... (EA ATS vii) pour en montrer les articulations, les fractures et, à partir de là, comment ces entités s'articulent avec les puissances occidentales. Il est particulièrement important pour eux d'expliquer un certain nombre de prises de position divergentes, telles que le rapprochement de certaines factions proche-orientales avec l'Allemagne lors de la seconde guerre mondiale (EA ATS 199). L'autre grande cause de dissension entre Orient et Occident est la question palestinienne. A ce sujet Edward Atiyah exprime clairement la méconnaissance de la question en Grande-Bretagne, ce qui rend légitime son travail d'information :
‘ They did not know the Arabs; there were no Arabs in England, no Arabs in the British Parliament, no Arabs in the British Press, no Arab members in the Left movement that was fighting the battle of world freedom. But the Jews were known to them, were of them; they sat beside them in the House of Commons, wrote with them in Fleet Street and everywhere they voiced the Jewish grievance. (EA ATS 205)’Cette disparité flagrante dans le droit à la parole, donc le droit à la (re)- connaissance de l'Autre, inquiète d'autant plus que des voix syriennes s'élèvent pour défendre les positions occidentales contre les intérêts arabo-palestiniens. Salom Rizk consacre plusieurs pages à ce problème, lors de son voyage de retour en Syrie à bord d'un bateau chargé de juifs fuyant la montée du nazisme. Par un parallélisme avec sa propre histoire, il justifie l'installation de ce foyer national juif en Palestine : la misère, le désarroi font fuir les juifs de leur pays vers un pays inconnu où tout est à construire :
‘ « Why do they want to go to Palestine ? There's nothing for them there - no opportunities, no resources, no anything. »On retrouve l'idéologie du rêve américain - le signifiant op portunities n'étant pas innocent dans ce contexte - avec son dynamisme impérialiste s'étendant au monde entier (‘These exiles [...] will [...] erect some signposts for the rest of us to follow.’ (SR 262)).On voit ici un exemple de manipulation idéologique; avec un glissement, un déplacement de perspective. Fawaz Turki dénonce ces manipulations qui, selon le lieu d'où l'on parle, débouchent sur des conclusions diamétralement opposées (FT D 8), d'autant plus que ceux qui parlent sont extérieurs au problème. Il faut donc emprunter la langue de l'Autre pour lui donner une vue de l'intérieur (‘insight’ (FT D 8)).
Si les problèmes politiques ont besoin d'une audience plus vaste que le simple espace géographique où ils surviennent, d'autres problèmes ont besoin d'une scène plus ouverte pour être exposés. Laila Said et Fatima Mernissi utilisent l'anglais pour dénoncer la condition des femmes. Dans ce domaine, la perception occidentale est très différente de celle de l'Orient. Lorsque Laila Said accompagne un groupe de féministes européennes à Téhéran pour manifester contre l'oppression des femmes iraniennes, un incident éclate lorsque les Occidentales mettent un voile en signe de protestation et que Laila Said refuse de le porter :
‘ For you it's a symbol, because you don't have to wear it. And if you wear it to see Khomeini, to get your scoop, it becomes a fancy-dress costume. You can take it off when the party is over. For Arab women, it is the condition of segregation.(LS 224-225)’Ce fossé qui sépare deux conceptions de la libération de la femme ne semble pouvoir être comblé que par une information claire des femmes arabes sur leur situation, afin que les bonnes intentions occidentales ne se trompent pas de cible, ni de combat. Il existe des sujets tabous, comme l'excision (LS 279) qui ne peuvent être abordés librement en Orient : Laila Said fait l'expérience de la censure. Elle compte donc sur le relais de l'Occident pour infléchir la politique de son pays en cette matière. La langue étrangère est employée ici dans un jeu de ricochets :
‘ I am filled with hope that somehow these pages will bring Western women closer to their sisters in the Middle East and the Third World. I also hope that they will help Arab women understand the importance of fighting and continuing to fight for their rights. (LS 280)’Hommes et femmes cherchent à travers la langue de l'Autre à augmenter la puissance de leur parole, à augmenter leur public. Sachant qu'ils lient cette langue à l'acquisition d'un savoir, lorsqu'ils l'utilisent, ils sont porteurs d'un savoir (savoir sur leur condition), savoir qui fait loi puisque la langue qu'ils utilisent est la langue des maîtres. Ils espèrent que la langue qu'ils ont choisie pour avoir accès au statut et aux savoirs du maître donnera accès à ces mêmes maîtres à un savoir sur eux jusque-là ignoré.
Hussein, Taha. Adib ou l'aventure occidentale . p. 20.
«Par lecteur implicite, il faut entendre l'image que l'auteur implicite se fait de son lecteur et conditionne pour une part la composition du récit. On peut reconstituer cette image interne au texte en inventoriant ce qui est attribué au lecteur implicite en matière de connaissance, de foi, de prédisposition. [...]Si l'on parvient à élaborer l'image du lecteur telle qu'elle est construite par le texte, on est en mesure de déterminer la fonction rhétorique du récit, c'est-à-dire l'intention et le rôle du récit par rapport à son lecteur supposé.» (Bülher, P. et Haber-Macher, J.F. ed, La narration. Quand le récit devient communication. p. 43.
Sibony, Daniel. Entre-Deux. L'origine en partage . p. 51.
Les tenants du racisme et du fascisme.
Voir Memmi, Albert. Portrait . p.128.