2 - Entre Bible et Baedeker.

a – Cradle and tomb of Gods’.

I was a child reared on the Bible, and here we were on the identifiable territory of the biblical narrative. This seemed to be some sort of confirmation of the veracity of the whole thing. 920

Ces écrivains sont de culture anglaise ou américaine, cultures profondément marquées par la Bible. On a dit comment l'enseignement reposait souvent sur la seule Bible. Il n'est pas surprenant alors que les références bibliques soient aussi présentes dans leurs textes, d'autant plus qu'ils connaissent l'intérêt des Anglais, et surtout des Américains, pour les textes bibliques (‘... so great is the interest attached to that land, and the power it holds over the mind of the Bible reader’(GMW vol. 1 xiv)).Salom Rizk accompagne, en tant que guide, un groupe d'étudiants voulant faire la Palestine (SR 240). Gregory M. Wortabet propose un guide de Terre Sainte (GMW vol. 1 xv) en insistant sur la similitude entre la vie quotidienne de la Syrie contemporaine et celle de l'époque du Christ - voire avant celle-ci (GMW vol. 1 xv-xvi). Il n'est pas indifférent de noter que l'engouement de Gregory M.Wortabet pour la Terre Sainte date du récit du voyage en Palestine d'un de ses professeurs, le Révérend Père Hébard (GMW vol. 1 xiii) : ce dernier a mis ses pas dans ceux de Jésus- Christ et Gregory les siens dans ceux de son professeur : même si Gregory M.Wortabet est natif de Syrie, il n'offre qu'une vision de deuxième main. On verra d'ailleurs qu'il fait abondant usage de citations dans les descriptions des lieux traversés, qui ne sont donc que des reproductions.

Les textes sont truffés de références bibliques : pas un objet, pas un personnage type, pas un événement de la Syrie contemporaine qui ne trouve un équivalent dans la Bible : danse, jeux, cérémonies de mariage (AMR FJ 46-47), berger comparé au Roi David (GMW vol. 1 234), puits (GMW vol. 1 121), maisons (AMR FJ 8), khan (GMW vol. 1 132-133), jeunes filles au puits (GMW vol. 1 145) ... Passé biblique et présent (rural) sont tellement identiques qu'Abraham Mitrie Rihbany en arrive à dire qu'il habite la Bible :

Whenever I open my Bible it reads like a letter from home. [...] The Bible might have been written in my primitive village home, on the western slopes of Mount Lebanon some thirty years ago.(AMR SC 5-6) 921

Abraham Mitrie Rihbany a un tel désir de faire adhérer l'image de son pays natal à l'imaginaire biblique de son public qu'il identifie pratiquement sa naissance et sa petite enfance à celles du Christ :

The usual formalities were observed on the occasion of my birth. Friends [...] came to our house [...] into the very room where the day-old babe and its mother lay [...]. They brought their presents with them as did the « Wise Men » of old on their historic visit to Bethlehem. They sang and were exceeding glad, because unto them a child was born, a son is given. [...] When I was forty days old, my mother, being permitted again to come into the sanctuary, carried me to the door of the church, as is the custom, where the robed priest met her, took me in his arms, as the aged Simeon took the infant Jesus, and presented me at the alter before the God of my fathers.(AMR FJ 4-5)’

On remarque comment la redondance du récit d'A.M. Rihbany, des comparaisons (as did , as [...] Simeon [...] took)et des citations (unto them..) fixe le présent, immobilise le temps. La terre où naquit Jésus n'a pas évolué depuis ce temps-là. Si le Nouveau Testament s'appuie sur l'Ancien Testament pour le faire avancer, le texte d'Abraham Mitrie Rihbany s'appuie sur la Bible pour la figer : au regard prospectif du Nouveau Testament s'oppose celui, rétrospectif, d'Abraham Mitrie Rihbany, à la limite du blasphème ou de l'hérésie, comme l'illustre la comparaison entre la lampe à huile (‘the little olive-oil lamp, the «candle» of the Sermon on the Mount and the Ten Virgins(AMR FJ 18))et la lampe à kérosène d'origine américaine (‘a small kerosene lamp, one of the very first to come to our town after the subtle fluid of the Standard Oil Company reached Syria(AMR FJ 18)) où la seconde est considérée comme la plus efficace : dans un contexte où le message biblique est savamment mis au service de l'idéologie américaine, ce décalage par rapport au message biblique (où les croyants sont la lumière du monde 922 ) place la Bible et la terre où elle s'élabore du côté du dépassé, du passé incapable de faire face aux progrès de l'Occident, nouvelle lumière du monde (on a déjà fait allusion aux nombreuses images de lumière attachées à l'Occident). De même si le syrien est une langue biblique (‘the Syrian's daily language [...] is essentially Biblical. He has no secular language’.(AMR SC 97)), c'est une langue figée dans un rituel, rendue inapte à rendre compte de la réalité contemporaine, qui justifie le passage à une langue étrangère adaptée à la modernité.

Si la Terre Sainte se coule dans le moule éternel du modèle biblique, le pèlerinage que ses habitants proposent va au-delà des espérances des Occidentaux curieux de remonter aux sources de la spiritualité. Les étapes imposées voient leur nombre augmenter au fil des années, non pas tant grâce aux progrès de l'archéologie que grâce à l'inventivité des autochtones qui ont compris l'intérêt qu'ils pouvaient tirer de cette curiosité occidentale. Gregory M. Wortabet dénonce un certain nombre de ces lieux apocryphes (GMW vol. 1 190) : la maison d'Ananias à Damas n'existait pas cinquante ans avant son passage et avait l'air trop moderne pour être honnête (GMW vol. 1 190), la tombe de Noé (GMW vol. 1 143), celles d'Abel et de Seth (GMW vol. 1 116), le jardin d'Eden (GMW vol. 1 116)... Si l'authenticité de la tombe de Lazare dont les Aburish sont les inventeurs (SKA CB 8-9-10) repose sur des documents, d'autres sites ne reposent que sur des légendes (‘antidiluvian legends’(GMW vol. 1 116)) : les Syriens font coïncider la réalité avec la légende en prenant les Occidentaux à leur jeu et ils reprennent ainsi l'initiative, essayant ainsi de trouver un interstice où exister. Mais il s'agit d'un jeu pervers puisque les Syriens sont pris au piège du jeu des Occidentaux qui n'attendent rien d'autre des Syriens que de les voir se conformer à cette image biblique, statique, que seuls eux, les Occidentaux, pourront revivifier, par l'intermédiaire, entre autres, de missionnaires qui réinterprètent cette parole biblique et l'infléchissent dans le sens qui sied à leur projet politique. Le titre du livre de Mark Twain sur le Proche-Orient, The Innocents Abroad; or The New Pilgrim's Progress (1869), est intéressant à cet effet : du Pilgrim's Progress à ce New Pilgrim's Progress, c'est la médiation des Pilgrim Fathers qui donne une nouvelle impulsion à cette quête. Ameen Rihani apostrophait la Syrieberceau et tombe des Dieux (AR PV 133) en lui rappelant que sa voix était la voix de Dieu (AR PV 133) : il semble que le passage par le moule occidental ait relégué cette voix dans le passé. A la place de la voix divine s'élève désormais celle du gardien de la tombe qui réclame le droit d'entrée (SKA CB 10) : mais la voie étroite de l'orientalisme (selon Edward Saïd) débouche sur un tombeau vide.

Notes
920.

Lively, Penelope. Oleander . p.140.

921.

Mark Twain dans The Innocents Abroad; or The New Pilgrim's Progress (1869) fait des constatations similaires :»The ancestor of these - people precisely like them in color dress, manners, customs, simplicity - flocked in vast multitudes after Christ. » Cité in Obeidat, Marwan M. «Lured by the Exotic Levant : The Muslim East to the American Traveler of the Nineteenth Century.» Islamic Quarterly, 31/3 (1987) : 191.

922.

Mat. 5 : 14