b – Musée.

Il y a deux sujets auxquels j'ai donné une grande attention dans ma lutte politique. L'un fut la grandeur de la civilisation égyptienne au temps des Pharaons et l'intérêt qu'une étude de son histoire aurait pour stimuler la fierté nationale. Je me convainquis de la puissance de propagande qu'enfermait cette approche historique par ce que j'appris en Europe, et plus particulièrement en Grande Bretagne, sur le rôle de l'Egypte , qui envoya les premières ondes civilisatrices dans d'autres parties du monde. 923

Egypte et Syrie anciennes sont reconnues comme berceau de La Civilisation (FMA 9-10) : écriture, architecture, agriculture, astronomie... On connaît l'ingéniosité des constructeurs d'Abou Simbel (FMA 38), des pyramides et des temples de Baalbek et d'ailleurs, du phare d'Alexandrie et de sa bibliothèque... Les superlatifs qui les accompagnent (‘the greatest library, the highest phare (beacon), of the ancient world(IH OOE 58); ‘the greatest of all rock-hewn monuments in the world’ (FMA 38)...) les placent au sommet de la créativité humaine (‘how clever the men must have been who did such wonderful work’.(GH 49)).Monuments éternels admirés, étudiés, convoités, ils suscitent d'autres réactions. Parmi les écrivains considérés, la plupart lient ces monuments au passé, à un passé révolu :

Syria has stately buildings, [...], but they are in ruins. Once they were indeed beautiful in the solidity of their structures, symmetry of their columns, and the exquisiteness of their workmanship; but now the stones are displaced, the columns are fallen, and the workmanship defaced, and all that remains of them now is that they are splendid ruins, for any purpose but for goats to herd therein.(GMW vol. 1 245-246)’

Le signifiant ruins répété encadre la gloire passée, l'enfermant dans sa logique de mort : aux signifiants d'ordre, de structuration, viennent s'en substituer d'autres, porteurs du préfixe de-/dis, indiquant la privation, le manque, qui annoncent la disparition du sujet parlant, structurant, remplacé par goats : la civilisation rendue au chaos naturel dont elle était sortie. D'ailleurs plusieurs auteurs s'interrogent sur la capacité des hommes à accomplir pareilles tâches (GH 85); néanmoins le doute ne porte pas sur ces ancêtres bâtisseurs, mais sur leurs descendants contemporains (GMW vol. 1 156). Ces civilisations brillantes sont reléguées dans le passé et le contraste entre cette gloire antique et le présent (GMW vol. 1 156) sont un fossé infranchissable. Il l'est d'autant plus que ces restes de la gloire passée ont été pillés (GMW vol. 1 158), souvent par des Occidentaux (IH OOE 17) et enfermés dans des musées occidentaux (‘entombed now in the British Museum(IH OOE 17)). Amputés de la meilleure partie d'eux-mêmes, ces sites deviennent des nécropoles (‘Syria is as full of old ruins as a graveyard is of tombstones’ (SR 74)). Le passé est mort et menace le présent :

Une nation vit tant qu'elle laisse revivre son passé. 924

C'est ainsi qu'un George Haddad ne voit aucun intérêt à visiter les Pyramides de Gizeh à la suite d'un guide égyptien (GH 48) et que ses enfants souhaitent emporter la pierre tombale d'une fille de Rustum Pacha dans un musée aux Etats-Unis; la seule objection du père porte sur la taille de la pierre, et non sur le principe (GH 95); ceci pourrait signifier que l'Orient n'a plus droit à son passé.

Par ailleurs, l'accès au sens de ce passé lui échappe dans la mesure où les inscriptions sont martelées (GMW vol. 1 158-161... ; IH OOE 112) et que la clé est entre les mains des Occidentaux :

The reading of the inscription [...] was quite another thing - we could not make much out of it, so we gave it up - I, however, saw the inscription afterwards in Damascus, in the splendid work of Messrs. Wood and Dawkins. (GMW vol. 1 162) ’

Le signifiant maître (la Pierre de Rosette) repose au British Museum (IH OOE 17) d'où les détenteurs du savoir et du pouvoir vont disséminer un sens, leur sens. Etrange destin que celui de ces inventeurs de l'écriture et découvreurs de l'Amérique (FMA 9) et de l'Europe (GMW vol.1 28) qui sont désormais en attente de décryptage de la part de ceux à qui ils ont donné la lettre et son sens. (On a là un déplacement similaire à celui de la Terre promise partant de l'Orient vers l'Amérique et revenant vers l'Orient revue et corrigée). Or ce décryptage porte essentiellement sur les origines de l'Occident : celui-ci s'interroge sur les sources de Sa civilisation, de Sa culture. L'Orient est vidé de son sens, il ne reste que des tombeaux vides (la Grande Pyramide est un sépulcre vide et, de plus, minuscule (GH 48) et le Sphinx lui-même, Abu'l Hol (Père de la Terreur) est désormais comme une effigie de George Washington (‘When I saw it again, after being in America, I remarked how it looked like George Washington, first president the United States’ (GH 49)) : l'énigme est enfin résolue : dans le creux (IH OOE 2), le signifiant maître. La terreur est évacuée et l'on peut grimper à son aise au sommet des pyramides (GH 48) contempler quarante siècles et les dominer (la métaphore de la fin de la puberté chez Ihab Hassan indique un seuil initiatique, un passage à un stade supérieur après la castration imaginaire : les pierres déchiquetées coupent les liens avec la mémoire ancestrale : il reste cependant une grande tache de sang (‘its vermillion image glistening in newly-watered fields’(IH OOE 2)).

Vidé de son sens mystérieux, l'Orient est absent de son passé. Il en est d'autant plus dépossédé que son passé lui revient sous la plume d'Occidentaux qui ne le connaissent même pas directement : ‘In his Letters From Egypt, Gustave Flaubert writes about the Great Pyramid before even seeing it’. (IH OOE 2)). Cet imaginaire occidental donne à son tour naissance à un imaginaire oriental réinventé à partir des dieux anciens fantômes :

Amon, Horus, Set, Hathor, Nu, Mut, Khnum, Anubis, Isis , Osiris : they all haunt the world's museums. In our house they lived only as carvings or lacquered chairs, replicas of Pharaonic thrones awkward to sit on. (IH OOE 3)

Les dieux anciens détrônés servent de siège (faux trône) à un nouveau dieu qui redistribue les cartouches anciens sur le territoire qu'il s'approprie (les stations de tramway d'Alexandrie (EA ATS 52)) comme pour se donner une légitimité. Figé dans la pensée occidentale, l'Orient n'est plus qu'une momie intellectuelle 925 , une pyramide statique (‘a pyramid is a static something’ (FMA 100)), tout juste bonne à recevoir les excréments du nouveau maître qui recouvrent ses inscriptions d'origine (IH OOE 28) et les rendent invisibles, illisibles.

L'antiquité, comme la Bible, après un déplacement vers l'Occident, revient à sa terre d'origine, augmentée d'un sens nouveau, mais amputée de son sens premier, primordial pour la compréhension que l'Orient cherche de lui-même, et qui est nécessaire à sa progression. Son altérité radicale (le mystère du Sphinx) est réduite et annexée à un signifiant occidental (George Washington) : l'ordre est à nouveau inversé, l'Occident est premier, reléguant l'Orient à la traîne, étouffé sous les tas de ruines (GH 49). L'Orient n'aspire plus alors qu'à se retrouver dans un musée occidental (George Haddad préfère le musée du Caire aux Pyramides (GH 47)), qui l'invite dans ses vitrines et ses définitions, mais le préserve de l'effacement total (dont il est en partie responsable (les exercices de tir des hommes de Mehemet Ali sur le sphinx (FMA 24) sont d'inspiration occidentale).

Ce passé recomposé remonte à l'antiquité et aux sources du judéo-christianisme. Mais il nie l'histoire de la période arabo-islamique. Gregory M. Wortabet chante la gloire de la Phénicie entreprenante et gagnante et la compare à l'Angleterre contemporaine, avec ce nouveau jeu de déplacement de l'Orient à l'Orient en passant par l'Occident, schéma désormais connu du miroir déformant :

She [=ancient Phoenicia] was the England of her day [...]. Shades of the past awake! [...] rouse the energies of present Phoenicia : and welcome be the hour when the past will be told in the present.(GMW vol. 1 28)’

Il y a une recherche d'adéquation entre le présent - ou plutôt l'avenir - de l'Orient et le passé glorieux. Ce passé consensuel - dans la mesure où il est commun à toutes les dénominations religieuses - devient un enjeu de la quête nationaliste. Le danger vient de ce que ce passé a été revu et corrigé par les Occidentaux avant que les Orientaux n’aient pu se le réapproprier. L'identification à ce passé défiguré et re-figuré est donc ambiguë

Notes
923.

Musa, Salama. Tarbiyat Salama Musa (1948) cité in Von Grunebaum, G.E. L'identité culturelle de l'Islam. p.271.

924.

Haykal, Muhammad Husayn. cité in Von Grunebaum, G.E L'identité culturelle de l'Islam. p. 171.

925.

Said, Edward. L'orientalisme. p.222 . Voir aussi Memmi, Albert. Portrait. p.118.