c – Tourisme.

Etre natif de Syrie ou d'Egypte présente un sérieux avantage lorsqu'on veut s'ériger en guide touristique de son pays pour les étrangers. On a dit que Salom Rizk, Gregory M. Wortabet accompagnaient des étrangers. Parce qu'ils connaissent les lieux, les habitudes locales, ils sont à même de donner des renseignements utiles et pratiques. Les premières pages de Syrian and the Syrians sont remplies de suggestions d'itinéraires d'Europe en Orient : comparaison des prix, fréquence des moyens de transport, démarches administratives, facilités diverses... : une véritable brochure d'agence de voyages. George Haddad dresse également une liste d'hôtels en vantant leur situation géographique (GH 103) ou leur modernité ainsi que leur appartenance à des étrangers (GH 108), ce qui semble une garantie de confort supplémentaire.

Comme tout promoteur de voyages, ils doivent vendre leur pays. Pour cela, ils accumulent les images positives : beauté des paysages, richesses agricoles (la fertilité est omniprésente dans le texte de G.M. Wortabet et celui de George Haddad), modernisation du pays (George Haddad d'un voyage à l'autre peut montrer les progrès accomplis (GH 83-104). On trouve un certain nombre de formules superlatives (GH 20) ou exclamatives (GMW vol. 1 155) et des paragraphes de style publicitaire :

Speak of a WATERING-PLACE at home, where on earth can you find a better watering-place than Lebanon ? Are you in search of a cool and bracing atmosphere! Behold it in Lebanon. Dost thou seek the lovely and the sweet! See it here. Does you soul delight in the grand and the romantic? Feast your eyes on the many features of this mount. Are you anything of a poet! Then sit you down by yonder murmuring brook and invoke your muse. Lovest thou to gaze on the sea? Behold the billows of the rolling Mediterranean, that classic sea of Phoenician fame. Dost thou prefer the solitude of nature to the charms of a cold and HOLLOW-HEARTED SOCIETY? Then go and wander in yonder glen. O I love to think of Lebanon; its wildness and beauty : its cold and crystal-like waters; its glens and ravines; its vineyards and groves of fig and pine trees; its springs and brooks;...(GMW vol. 1 135-136).’

Autrement dit, il y a de quoi satisfaire tout le monde au Liban. Ce guide d’Orient est imité des guides d’Occident car, de toute évidence, ce catalogue des charmes du Liban ne s'adresse pas à tous. Le public ciblé (comme on dit en langue publicitaire) est très précis. George Haddad s'adresse à des lecteurs américains (GH 80) et Gregory M. Wortabet à des Anglais (GMW vol. 1 xv) (même si parmi les touristes qu'il accompagne il se trouve des Américains). Ceci a pour effet une sélection des sites recommandés et une adaptation aux attentes des Occidentaux avides d'Orient.

George Haddad prend en compte les intérêts économiques et stratégiques (GH 43-64) des Américains auxquels il s'adresse. Il énumère les ports, les productions des régions concernées , les exportations avec leur destination et les importations avec leur provenance (GH 89-90...). Il donne en outre une liste des étrangers - surtout des Anglais et des Américains - établis dans les différentes villes, et Gregory M. Wortabet aussi, comme autant de points de repères. Derrière chaque voyageur, se dissimulent des intérêts coloniaux. Cependant l'aspect le plus important de ces guides demeure l'exotisme - ce qui n'appartient pas aux civilisations occidentales, ce qui est apporté des pays lointains. Comment ces autochtones peuvent-ils juger de l'exotisme puisqu' eux-mêmes participent de cet exotisme ? Ils se réfèrent à des textes occidentaux qui font loi en la matière.

To refresh my sense of names and places, I consult Frauen Dr. Emma Bruner-Traut and Vera Hell's ÄGYPTEN : KUNST-UND-REISEFÜHRER MIT LANDESKUNDE, which a [...] saleswoman [...] - she has recently visited Egypt herself - assures me is DER BESTE. Seven hundred and eighty-four thin pages, countless maps, sketches, illustrations. The authors, Egyptologists both, know my native land as I never have nor will. (IH OOE 48)

Double autorité, celle des égyptologues et celle de la libraire, qui dit ce qu'il faut dire de l'Orient. Gregory M. Wortabet se range ainsi derrière l'avis de Burckhardt (GMW vol. 1 155), d'Addison (GMW vol. 1 186) ou de Lamartine (GMW vol. 1 187), comme si son témoignage visuel était insuffisant, comme si, surtout, sa parole d'autochtone n'était pas valable. Pour attirer les Occidentaux, il faut leur donner à voir ce que d'autres Occidentaux ont vu avant eux, ou ont écrit (Flaubert a écrit avant de voir…). Les guides donnent donc à lire un Orient exotique, qui leur est étranger à eux-mêmes. Pour satisfaire leurs lecteurs, ils se font autres : ce qui leur est familier est estampillé ‘strange’ (AMR FJ 35 ; 149). Dans les livres occidentaux, ils ont appris à voir le paysage à travers une certaine grille de lecture, celle du pittoresque. Entre beau et sublime, les paysages se suivent et se ressemblent, construits à la Radcliffe:

Ascending to the summits of the surrounding hills, [...] one beholds some of the most beautiful and sublime natural scenery in the world : the rugged and picturesque slopes of Western Lebanon , terminating in luxurious gardens at the sandy shores of the blue and dreamy Mediterranean... (AMR FJ 31)’

On reconnaît là l'articulation des mouvements verticaux et horizontaux, la combinaison/opposition de l'effrayant et du familier, avec le moyen terme qui en fait un tableau. Gregory M. Wortabet (mais la date d'écriture (1854) n'est pas étrangère à ce choix esthétique) utilise de façon systématique ces constructions du paysage (les autres auteurs y recourent régulièrement aussi). Sublime ou sublimité sont des signifiants récurrents (‘a picture of awful sublimity(GMW vol. 1 2)), ainsi que romantique (‘the picture of romantic grandeur(GMW vol. 1 30),’ romantic grandeur and wild beauty’ (GMW vol. 1 135)). Cette représentation littéraire est doublée d'une représentation picturale puisque le lecteur est invité à prendre ses ‘Claude Lorraine (sic) glass(GMW vol. 1 31)) et ses pinceaux (‘To the lover of the beautiful and the picturesque, Lebanon presents endless themes for an artist's pencil’. (GMW vol. 1 135)). Le compagnon de Gregory M. Wortabet exécute d'ailleurs un portrait de bédouin (GMW vol. 1 159). Comme tout paysage pittoresque, il est habité de ruines et de personnages qui lui donnent sa mesure. D'ailleurs dans un trait à la limite de la caricature, on voit apparaître les banditti si chers à Ann Radcliffe (‘a craggy defile which has ever been the rendez-vous of robbers’(GMW vol. 1 112)).

Le tableau ainsi brossé devient une scène où s'animent des personnages attendus : le bédouin en habit traditionnel, (GMW vol. 1 159), le fumeur de narguilé, la femme voilée confinée dans le harem , le porteur d'eau et le marchand de jus de caroube (IH OOE 71), la caravane (AMR FJ 162), tous ces personnages qui hantent tableaux et romans orientalistes. Gregory M. Wortabet met en scène quelques-uns de ces tableaux vivants, la scène de marchandage (avec le lexique arabe-anglais pratique) (GMW vol. 1 181-182), ou la scène au bain turc (GMW vol. 1 210-212)... Les incontournables clichés de l'Orient (ce que Gregory M. Wortabet désigne comme ‘orientalism’ (GMW vol. 1 186)) se trouvent dans ces textes comme dans les textes occidentaux. L'Orient, autre scène pour les voyageurs occidentaux en mal de dépaysement, est également une autre scène pour ces Orientaux occidentalisés. On remarque un intéressant déplacement à cet égard :

A tour of Syria is full of romance; no railway whizzes by you; no carriage heavily rolls in dreary measure; no fine hotel meets you at every station, where you can fin everything you want from the « Boots » to the « Jack » . No! here every thing is different and savours of romance made more romantic. (GMW vol. 1 125)

Nous verrons plus tard que cette succession de noest habituellement signe d'un manque et d'infériorité . Au contraire, ici, elle est considérée comme positive : de ce manque naît la différence, l'exotisme; d'une calamité, la rhétorique exotique fait un atout.

L'auteur sait pourtant que trop de différence peut tuer l'exotisme, car, au lieu d'en faire un imaginaire désirable, elle peut le rendre effrayant. Il lui faut donc réduire l'altérité au moyen de comparaisons avec des éléments connus, donner des points de repère dans un inconnu inquiétant. Le Liban est comparé à la Suisse (FMA 32), le Mont Hermon au Mont Blanc (GMW vol. 1 277), le Sphinx à George Washington, Barook le village natal de George Haddad à Rutland dans le Vermont; les nombreuses coutumes orientales sont mises en relation avec celles de la Bible, texte de référence du public visé par The Syrian Christ. Ces comparaisons qui rendent l'inconnu familier sont une manière de le réduire. Cette réduction est encore accentuée par le fait que dans ces comparaisons, l'élément oriental est toujours déprécié, minimisé par rapport à l'autre terme de la comparaison (à quelques exceptions près, mais la comparaison de Baalbek avec l'Acropole d'Athènes (GMW vol. 1 155) n'entre pas vraiment en ligne de compte, Athènes faisant aussi partie de l'Orient) :

Some writers have declared it [=Mount Hermon] to be a rival to Mont Blanc, the king of European mountains; the high ground on which it stands, however, detracts considerably from its apparent altitude, and makes it a less imposing object than its rival. (GMW vol. 1 277)’

Même l'un des clichés du voyage en Orient, le bakchich, est désorientalisé. George M. Wortabet, dans ses conseils préliminaires aux voyageurs, dénonce cette pratique et l'impute aux Occidentaux dans une longue argumentation de deux pages :

Why forget that it was they who first taught the Syrian the word backsheesh? and why forget that in their countries backsheeshs are not only not refused, but asked and even exorted... (GMW vol. 1 16)

Que reste-t-il donc à l'Orient? Son orientalisme (GMW vol. 1 186) est de pacotille puisqu'il n'est plus qu'une réinterprétation d'une représentation de lui-même par les imaginaires occidentaux. On se souvient comment Salom Rizk et William Peter Blatty (WPB WMJ chp. 26) se déguisent en sheikh hollywoodien avec le commentaire ironique de Salom Rizk : ‘although an Arabian Sheikh would never recognize an American one’ (SR 147). On se souvient aussi comment Edward Atiyah enfant voit son oncle en costume traditionnel mais considère qu'il s'agit d'un déguisement (‘I looked upon it as a picturesque fancy dress, not as a native part of himself’.(EA ATS 45)). Reconstruit sous des auspices anglo-américains (AMR SC 26 ), il n'est plus que l'ombre de lui-même. Colonisé par la littérature et la peinture occidentale, il est prisonnier d'une image réductrice qui le nie puisque c'est encore la comparaison ou le repère occidental qui tient lieu de clé pour le déchiffrer. Réduit à un paysage biblique, à son passé ou à un décor de rêves, l'Orient présent, contemporain est nié. Il n'est qu'une fiction de l'Occident, construite par ces esclaves traîtres (sans le savoir) à leur pays d'origine qui utilisent les blocs taillés par l'Occident pour bâtir sa pyramide idéale (IH OOE 48).