a – Négation.

I had grown well used [...] to the people, and the scenes of forlorn Asia - well used to tombs, and ruins, to silent cities and deserted plains, to tranquil men, and women sadly veiled, [...] the birthless Past [...] - an old, decrepit World - Religions dead and dying - calm tyrannies expiring in silence - women hushed, and swathed, and turned into waxen dolls... 926

Le bilan de A.W. Kinglake au moment de quitter l'Orient est très négatif. Cet Orient exotique, lieu des fantasmes occidentaux, est marqué du signe de la mort. Même si l'Orient exotique est loin de la réalité dans la représentation que s'en font les Occidentaux et, à leur suite, les Orientaux, il est plus flatteur. Or, l'Oriental se coule dans ce deuxième moule avec la même facilité que dans le moule exotique. Cette deuxième représentation est peut-être plus proche de la réalité mais elle est affectée d’ une surenchère dans la négativité qui correspond à la superlativisation de l'Occident. Pour magnifier l'Occident, il faut rabaisser l'Orient. Cela semble d'autant plus facile à nos auteurs qu'ils sont souvent dans une position d'infériorité dans leur propre pays; l'écart se creuse davantage dès lors que le modèle idéal est plus éloigné.

Parmi les nombreux voyageurs et résidents occidentaux en Orient, peu ont rapporté une image positive. Leur discours sur l'Autre (c'est-à-dire l'Oriental) est accablant. Les Occidentaux jugent à partir de leur cadre de références et considèrent toute différence comme une infériorité ; la différence n'est pas reconnue comme telle; elle est obligatoirement dépréciative :

Le colonisé constituait toujours le terme inférieur auquel l'individualité européenne se voyait rapportée. Toujours par référence à la supériorité d'une Europe expansionniste, les peuples colonisés étaient représentés comme étant moins ( « lesser » ): moins humains, moins civilisés, en tant qu'enfants ou sauvages, primitifs, animaux ou comme une masse sans intelligence. 927

C'est ainsi que les auteurs ont sans cesse recours à des images de réduction. Du pays (‘that little country called Syria(AMR SC 86)) à ceux qui l'occupent (‘my poor, proud, distressed and distracted little race’ (AR PV 1131)), tout est nanifié. Ce rapetissement donne à ceux qui en sont victimes un sentiment d'infériorité :‘The East was inferior to the West in every way [...] and would always be so’ (EA ATS 28). Les Orientaux sont une race de vaincus (‘more conquered than conquering(IH OOE 48-70)); ils ont subi et continuent à subir les conquérants dont ils acceptent la servitude comme inéluctable (GMW vol. 1 108) et s'ils aspirent à s'en extirper, c'est parce que d'autres les en auront libérés pour mieux les dominer ensuite :

The Syrian Christians hated Turkish dominion, and looked forward to being freed from it - not to freeing themselves from it. [...] They looked forward then to being freed from Mohammedan suzerainty by one of the European powers, who would oust Turkey and rule Syria in her place.(EA ATS 41)’

Ils apparaissent comme décidément primitifs (AMR WM 122-131 ;SR 17). Tous les constats sont extrêmement dépréciateurs. :

So distressingly homogenous, so unmixed with higher intellectual and ethical delights, was the life of my people.(AMR FJ 55)’

Tel est le point de départ de la réflexion d'un certain nombre de penseurs, d’éveilleurs de l'Orient colonisé :

...pourtant, il faut entendre par le mot Orient ce que nous avons hérité des siècles de la décadence, à savoir la stupidité d'une croyance aveugle en l'autorité, l'étroitesse de l'horizon, des perspectives limitées, une approche lâche de la réalité, le manque d'attention à ses lois, le refus délibéré d'assumer les responsabilités et la rectitude de la vie intellectuelle... 928

Comment parvient-on à construire une image de soi aussi négative? Si l'Orient apparaît si dé-gradé (‘degraded’ (GMW vol. 1 166)), c'est qu'on lui a ôté (le préfixe privatif dé-le signale et des signifiants ainsi composés sont récurrents) quelque chose qui pourrait bien être la parole, donc le droit à se dire lui-même, à produire son image, au lieu de reproduire celle qu'on lui impose.

Notes
926.

Kinglake, A.W. Eothen . p. 216-217.

927.

Boehmer, Elleke. Colonial And Postcolonial Literature.(Oxford : OUP, 1995) 79 cité in Moura, Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'ailleurs . p.141.

928.

Mahjûb b. Mîlâd, Tûnis Bayn Ash Sharq Wa'l Gharb (Tunis 1956) 22-25 cité in Von Grunebaum, G.E. L'identité culturelle de l'Islam. p.159.