d - Clan, secte et nation.

Une des difficultés majeures dans ce processus de création de son image que rencontre l'Orient réside dans le flottement du point de référence. L'Occident, même s'il est perçu comme flou et générique depuis l'Orient (à cause précisément de ce flottement,) s'organise autour de référents clairement définis et structurés : l'Angleterre, l'Empire britannique... L'Orient ne possède pas de référents aussi précis. L'Empire ottoman se délite et n'offre aucun point de convergence pour l'ensemble des éléments qui le composent. Au contraire, on a affaire à toute une série de groupes rivaux, qui se composent ou se redécomposent selon les occasions et les lieux. En effet, il n'existe pas, en Orient, de notion de nation qui soit comparable à celle qui a été élaborée en Occident :

I could claim no nationality and no flag.(AMR FJ 156) 934

L'état en tant que tel n'offre pas de possibilité d'identification collective dans la mesure où l'Empire ottoman, aux époques qui concernent nos premiers auteurs, est une entité trop diffuse pour être rassembleur 935 . Les groupes se rassemblent et s'identifient autrement, autour d’intérêts sociaux ou d’impératifs religieux , et sont reconnus comme tels:

En Orient l'individu était incorporé et subordonné à la famille, au clan, à la tribu, et à l'unité ethnico-religieuse, avec un Etat n'apportant qu'un minimum de coordination extérieure. 936

La famille apparaît comme le premier point de repère et d'allégeance. Même pour l'orphelin Salom Rizk, il est hors de question de demeurer en dehors du giron familial : il y va de l'honneur de la famille :

What will people think? You, our own flesh and blood, sleeping like a beggar in the TANUR. Why, it is a disgrace. You come to my home and sleep in my own heart. (SR 36)

La solidarité familiale joue à tous les niveaux, et en tous lieux. Aux Etats-Unis ou au Soudan, les émigrés trouvent auprès de leur famille les assises nécessaires pour un nouveau départ. La famille, si elle est protectrice, peut aussi être un élément d'enfermement dont il faut s'échapper pour advenir en tant que sujet. En effet, la famille à l'étranger a tendance à recréer les mêmes structures qu'au pays d'origine, isolant l'individu du milieu extérieur. Elle est donc conservatrice et facteur d'immobilisme.

Au-delà de la famille, le clan impose un certain nombre de structures et d'allégeances. Le clan se présente comme le gardien d'une tradition immuable :

As in other parts of Syria , and as in the days of Israel and Canaan, and the Jews and the Samaritans, the various clans of the town lived on terms of mutual enmity. (AMR FJ 35)

La hiérarchie y est extrêmement rigide, malgré les déboires des seigneurs (‘now a wreck of his former glory’ (GMW vol. 1 259)) et les succès de leurs inférieurs : ainsi Gregory M. Wortabet face aux émirs Shehab est obligé de respecter l'ordre tout en ayant un regard très critique sur ces princes repliés sur leurs privilèges ancestraux (‘where they more enlightened, would do credit to their title’ (GMW vol. 1 260)).Abraham Mitrie Rihbany découvre le pouvoir absolu de ces seigneurs qui s'approprient les membres du clan (‘The common people «belonged» to the Sheikhs’. (AMR FJ 75))leur ôtant toute autonomie. Ce qui unit le clan, plus que la figure centrale du seigneur, c'est l'opposition à l'autre clan (AMR FJ 35-36). On trouve ici une division binaire du monde. Si rigide soit-il, le clan offre néanmoins une certaine flexibilité et, hors du pays, se recompose de manière différente. La communauté émigrée aux Etats-Unis fonctionne en partie sur le mode clanique, en étant garante de solidarité envers les nouveaux membres en difficulté. Comme la famille, elle a un effet d'enfermement en reproduisant les structures du pays d'origine.

L'autre groupe d'identification est la communauté religieuse qui englobe plusieurs clans (AMR FJ 75) et les domine. Ainsi l'étranger qui serait déplacé et n'aurait plus la protection de son clan trouverait auprès de l'autorité religieuse dont il dépend les mêmes avantages qu'auprès des clans :

We [...] were « strangers » , and, having no clan of our own in the town [...] were free to side with our fellow Greek Orthodox, as they were expected to defend us. (AMR FJ 75)

On remarque que les clans traversent les différences religieuses. A Betater, les Rihbany font partie d'un clan druze alors qu'ils sont grecs orthodoxes (AMR FJ 75) de même que les Shehab de Gregory M. Wortabet sont franchement anti-protestants (GMW vol. 1 259). Ce déplacement introduit un premier brouillage identitaire. L'appartenance religieuse est primordiale dans le paysage social et politique de l'Orient. On a vu qu'Edward Atiyah se définit comme ‘Syrian Christian(EA ATS vii). Abraham Mitrie Rihbany après avoir placé El-Shweir géographiquement le situe ecclésiastiquement (AMR FJ 29). La religion est le facteur fondamental de structuration, même s'il s'agit encore d'une structure binaire - chrétiens contre musulmans- qui se subdivise encore binairement - catholiques contre protestants et ainsi de suite. Les différences sont tellement marquées qu'on en arrive à penser qu'il s'agit de races différentes (GMW vol. 1 101). Les clivages sont tels que les différences sont irréconciliables et seule la destruction de l'une ou l'autre partie peut résoudre ce problème. Ainsi maronites et Druzes s'affrontent-ils dans des conflits sanglants (GMW vol. 1 90; SR 93-99 ; GH 17-18). Le moindre incident (un cochon chrétien s'égarant dans un jardin druze) peut donner lieu à un conflit généralisé :

A Christian has been beaten by a Druse, and when one of us is beaten, we are all beaten; when one is insulted, all are insulted. We demand retribution. (SR 56)’

On voit ici cette très forte identification au groupe religieux, où l'individu disparaît devant l'esprit de groupe.

Gregory M. Wortabet a un point de vue protestant et son texte est rempli de critiques explicites de tout ce qui est romain (c'est-à-direcatholique) (‘Romish’( GMW vol. 1 103)).Sa condamnation des maronites est sans appel :

The Maronites [...] are a mean race [...]. The people are very ignorant and pay great deference to their priests. [...]. The Maronite is both superstitious and credulous... (GMW vol. 1 103-104)’

Elle n'émane pas de lui, en tant qu'individu, mais de l'église dont il est membre: son réquisitoire s'appuie sur le texte biblique pour montrer l'erreur dans laquelle il juge les maronites (GMW vol. 1 105). Sa position radicalement anti-romaine est le reflet des prises de position des missionnaires américains dont il se réclame et dont il fait longuement l'éloge en racontant avec moult détails l'implantation au Proche-Orient (GMW vol. 1 chap. II). En fait, Gregory M. Wortabet est un pur produit de cette division religieuse binaire du monde. Si Edward Atiyah, avec du recul et une certaine ironie, recrée ses craintes et ses dédains d'enfant face aux différentes sectes religieuses (EA ATS chp. V), Gregory M. Wortabet vit intensément ces clivages avec leurs haines et leurs jugements péremptoires et il le dit au premier degré, dans la mesure où il est totalement impliqué et confondu avec sa communauté en tant que sujet. La coupure est plus marquée encore lorsqu'il s'agit des musulmans. Leur altérité est encore plus radicale que celle des autres chrétiens. George Haddad hésite entre plusieurs signifiants pour les désigner : Moslem (GH 37), Mohammedan (GH 46), the Islams (GH 88) mais aussi Arabs (GH 89)(opposé à Christians): l'imprécision ajoute à la peur qu'ils inspirent. Fanatisme, violence, férocité, intolérance, cupidité... (GMW vol. 1 21) sont autant de défauts attachés aux musulmans. Les musulmans sont d'autant plus craints et haïs qu'ils sont liés au pouvoir, alors que les chrétiens en sont écartés (GMW vol. 1 34). Cette frustration de responsabilité vient du sentiment de supériorité des chrétiens (‘learned, able, talented [...] skilful (GMW vol. 1 34)) sur les musulmans qu'ils jugent rétrogrades, passéistes (‘a dead stand-still community’ (GMW vol.1 33),‘the death shades of Islamism’(GMW vol. 1 263)) 937 .

Parmi ces divisions, en effet, il existe une hiérarchie. Les musulmans sont au bas de l'échelle (La masse des Colonisés musulmans qui forme la base dernière de la pyramide. 938 ) suivis par les maronites, les druzes (GMW vol. 1 103), les grecs orthodoxes et en haut, on trouve les protestants. Ce classement n'a rien à voir avec la religion en tant que telle, mais avec le degré d’association de ces différentes communautés avec les Occidentaux et il est différent selon l'influence étrangère subie. Ces clivages naturels (‘our natural enemies’(EA ATS 12)),qui rappellent les divisions claniques et leur font écho, sont accentués par le clientélisme de ces communautés religieuses vis-à-vis des puissances étrangères. Sous couvert de protection (GMW vol.1 172-173), il y a un nouveau brouillage de l'allégeance. Après la famille, le clan, la communauté religieuse, on noue des liens de loyauté à un niveau supérieur qui écartent résolument l'identification nationale. Si les autres niveaux d'identification étaient compatibles avec l'idée de nation ou d'état, malgré l'affirmation d'Abraham Mitrie Rihbany (‘Sectarian warfare and true nationalism can never coexist’.(AMR WM 245)), il n'en est plus de même avec cette identification à une nation étrangère, qui traverse parfois les clivages religieux (on se souvient d'Edward Atiyah à Victoria College) et en cela, la crainte d'Abraham Mitrie Rihbany est, cette fois-ci, justifiée :‘Syria will remain a prey to foreign invaders. It will always be a territory and never a nation’(AMR WM 245).Ces clivages ne peuvent être facteurs d'identification à un signifiant commun à tous (‘They knew no common interest, no collective action, no citizenship, no political rights’.(AMR FJ 108)), mais ils sont plutôt facteur de dissémination (EA ATS 153-155).

L'Empire ottoman dont on pourrait imaginer qu’il puisse servir de point d'ancrage identificatoire, si l'on considère la rigidité de la structure pyramidale (AMR FJ 75), n'est pas le signifiant maître unificateur. Le pouvoir ottoman est un pouvoir pervers. Les Turcs sont une race efféminée (GMW vol. 1 108) qui n'attire aucune sympathie. Ils sont reconnus pour leur cruauté (‘the ruthless Abdul-Hamid(AMR FJ 156)) et leurs habitudes répressives :

The hawk-eyed detectives of the tyrant infested the land and haunted with fear the souls of our influential, forward-looking citizens. (AMR FJ 156)’

La tyrannie et l'oppression (SR 305 ; EA 10) sont le lot quotidien des peuples dominés par les Turcs (‘insulted, humiliated, robbed and murdered(SR 47)). En plus de la violence répressive, ils font subir leur incurie et leur corruption (Ihab Hassan décrit la famille royale d'Egypte dans les mêmes termes (IH OOE 41)). La collecte de taxes relève plus du pillage (SR 40-41) que d'un exercice justement coordonné (SR 40-41). D'ailleurs cet argent ne sert en rien la collectivité :

Gladly would I have paid any tolls for good roads in Syria , but such things are not known. The system of Turkey seemed to me to be to make the most of the land , so long as she has it, without incurring the slightest cost. (GMW vol.1 250)

La terre dont Gregory M. Wortabet loue la fertilité dans sa propagande touristique est laissée en jachère. (GMW vol.1 165).

Les individus, abandonnés ainsi à une jachère intellectuelle, livrés à une justice corrompue et/ou ubuesque (GMW vol. 1 79), vivent dans un état de terreur perpétuelle (‘the living nightmare of present misery and dread’(SR 43))d'autant plus s'ils sont chrétiens puisqu'ils sont soumis à des humiliations particulières. On comprend aisément qu'ils ne s'identifient pas à ce pouvoir corrompu qui, au lieu de les attirer à lui, les pousse à chercher ailleurs ce qu'il se refuse à leur accorder.

The more that one look on the policy of Turkey, he sees a miserable and contemptible government -one in which the foreign consul of any of the least potentates of Europe has as much say or sway as the Pasha! Only fancy, a whole village enrolling themselves under the protection of the British consul! Turkey, however, does not lose by that; on the contrary, she rather likes it; for, by throwing the government of the people on the consul, she gets her revenues -and that is all she cares about in the question- without much trouble to herself. (GMW vol. 1 172)

C'est précisément cette dilution de l'autorité qui conduit à cette dilution de l'identité et de l'image de soi de l'Orient :

A nation without a king, a people without a voice, a soul without a temple.(AR PV 132)’
Notes
934.

Voir aussiEA ATS 397; AR PV 132.

935.

Voir von Grunebaum, G.E. L'identité culturelle de l'Islam. p.143.

936.

Voir von Grunebaum, G.E. L'identité culturelle de l'Islam. p.138.

937.

Voir Rodinson, Maxime. La fascination de l'Islam . p. 89.

938.

Memmi, Albert. Portrait. p. 19.