e – Désordre.

En effet, cette vacance du pouvoir (vacance dans la mesure où il n'est pas un vrai pouvoir et dans la mesure où trop d'échelons procurent un trop-plein de maîtres) est cause de désordre et de confusion. Il est souvent question d'ordre social instable (AMR SC 330), et l'on peut imputer cette instabilité à cette crise du pouvoir identificatoire. La confusion qui règne à ce (faux) sommet de la pyramide politique se répercute à tous les niveaux.

Cet échafaudage branlant des différents niveaux du pouvoir trouve un écho dans la déficience des moyens de communication. (AMR SC 34 ; 175; 247): la difficulté d'accès, la lenteur des moyens de transport et leur vétusté sont un handicap sérieux pour la circulation des individus et des biens et favorisent la division et le repli des différents microscomes sur eux-mêmes. On voit comment le déplacement d'un individu est remarquable et comment toute la communauté se réunit autour de lui au retour pour glaner quelque information sur l'extérieur.

Ces divisions favorisent peu la solidarité entre les groupes : la pauvreté causée par l'incurie et la corruption, les conflits inter-communautaires ou les guerres, en est amplifiée. La pauvreté n'est pas tant due à des causes naturelles (comme une invasion de sauterelles (SR 39)) qu'aux exactions des fonctionnaires et des soldats (SR 39-40) et à la spéculation sur les terres qui provoque un véritable exode rural (GMW vol. 1 165).

De la même façon, la défiance inspirée par les autres, ceux qui sont hors communauté, est facteur d'insécurité. Chaque groupe regarde l'autre comme un agresseur potentiel. Entre ‘treacherous Arabs’(GH 33) et ‘downtrodden Christians’ (EA ATS 10), il n’ est aucune confiance, la seule réciprocité étant celle de la menace :’an endless vendetta, one long record of animosity suspicion, aggression and retaliation, and a haunting sense of insecurity’ (EA ATS 11).A nouveau, cette insécurité n'est pas le fait de l'absence d'éclairage (GMW vol. 1 32) ou des dangers naturels (animaux, sécheresse (AMR SC 247)) mais elle provient de l'absence de visée commune des individus.

Insécurité, obscurité, danger vont de pair avec la saleté, autre signe de désordre. Les villes sont systématiquement décrites sous leur aspect le plus repoussant. Beyrouth revient régulièrement sous la plume d'Edward Atiyah et chaque nouvelle description ajoute à l'impression de saleté et de puanteur (le nombre de lignes augmente, ainsi que le nombre de signifiants dépréciateurs (EA ATS 22 ; 73-74 ; 130-131). Autant les ruines antiques et les paysages naturels sont glorifiés, autant les villes sont dépréciées : elles sont le siège du pouvoir tyrannique, celui qui retient le candidat au départ dans la nasse de sa bureaucratie. La saleté et la pourriture (FMA 24) sont métaphores de la corruption et du pourrissement de la structure sociale :

Filth and refuse were thrown everywhere in the roads and around the houses. The « dung-hill » existed by every house. The people knew nothing about germs, and the germs knew nothing about the people. Or rather, the germs did their utmost with the people generations ago, leaving only those who proved germ-proof. (AMR FJ 34)

Saleté et maladie sont étroitement liées. L'absence de structures médicales est frappante, et Fouad M. Al Akl, médecin, la dénonce sans cesse. L'inégalité devant les traitements médicaux est le reflet de l'exposition aux Occidentaux. Les missionnaires cumulaient souvent un rôle religieux et un rôle médical (docteurs de l'âme et docteurs des corps), ce qui donnait de meilleures chances aux chrétiens (GMW vol. 1 170-171).

Ces images de désordre - absence d'ordre - sont encore une représentation de l'Orient comme manque. Elles correspondent à toute une série de jugements négatifs colportés par les textes occidentaux sur l'Orient 939

L'identification à cette image négative de désordre va plus loin lorsqu'il s'agit d'assimiler ce désordre intérieurement. La confusion ne règne pas uniquement dans les structures sociales et politiques de l'Orient, mais également dans l'esprit et discours de l'Oriental. L'école, déficiente, on l'a dit, est perçue comme une scène de confusion (GMW vol. 1 156) qui a des incidences sur tout ce que les individus formés là feront plus tard (AMR WM 29-30). La confusion s'appelle ici ‘poetical mind(SR 242). Le manque de rigueur à l'occidentale fait privilégier un discours de type poétique, métaphorique (‘illustrated in pictures’(AMR SC 115)). Abraham Mitrie Rihbany dans The Syrian Christ consacre une centaine de pages à ce discours oriental (AMR SC 81-178: Part II. The Oriental Manner of Speech). On s'exprime de façon imagée (The Syrian Christ décode le sens de ces expressions imagées) ou en parabole (comme Jésus Christ (AMR SC 140). Ce type de discours est éloigné du discours occidental concis, précis qui va droit au but (‘brief and abstract’(AMR SC 142)), où l'on voudrait faire croire que signifiant et signifié sont en parfaite adéquation. D'ailleurs, dans ses explications d'expressions figurées syriennes, Abraham Mitrie Rihbany a une certaine tendance à rechercher la littéralité du sens (AMR SC 269-279), en s'appuyant souvent sur une traduction mot à mot de l'arabe à l'anglais (AMR SC 213). Ce faisant, il occulte le fait qu'il n'y a pas coïncidence d'une langue à l'autre, et que chaque langue a un réseau de connotations et dénotations propre et commun à tous ceux qui parlent cette langue. Si Gregory M. Wortabet s'étend longuement sur une scène de marchandage (GMW vol.1 181-182) et passe du temps à la décoder en expliquant les implications de chaque mot ou expression prononcés, c'est à l'intention d'un lecteur non averti qui pourrait être déconcerté par une traduction littérale. Si confusion il y a, elle est chez les Occidentaux qui ne possèdent pas les clés. Les Orientaux, eux, n'ont aucun problème de compréhension et leur langue n'est ni ambiguë ni source de malentendu. C'est la mauvaise maîtrise de la langue par une des parties concernées qui brouille la compréhension immédiate. Ainsi l'allégation de la distorsion entre parole et fait tombe d'elle-même (‘I feel compelled to say that a clear understanding of some of the Oriental's modes of thought will quash many of the indictments against his veracity’. (AMR SC 107-108))

Une longue tradition orale dans une structure spatiale et temporelle différente de celle de l'Occident (AMR SC 115) a permis de développer ce type de discours. L'accent est mis sur la fonction poétique et non sur la fonction référentielle. Le discours s'engendre à partir de lui-même, oubliant le passage à l'acte (AMR SC 95) : le discours tend à remplacer l'action (on se souvient de Schéhérazade) - ceci a des incidences sur l'écriture autobiographique (surtout chez un Salom Rizk, produit du discours de sa grand-mère, d'un journaliste, etc.).

Ceci, pour autant, ne contredit pas cela, puisque les fonctions du discours privilégiées ne sont pas les mêmes. Dans les deux cas, la langue est dite juvénile (AMR SC 188) parce qu'elle est imagée. Or la poésie est-elle signe d'immaturité? Parce que l'arabe n'est pas la langue de l'Occident, du progrès, de l'efficacité, etc. elle doit être dépréciée. Il suffirait de retourner le sens du passage d'une langue à une autre pour mettre l'anglais en position d’infériorité. L'anglais est-il une langue tellement abstraite? Dans cette vision négative de l'Orient, la langue elle-même est vécue comme un manque potentiel. Ceci est d'autant plus grave que la langue structurant le sujet, le sujet oriental se déprécie au point de construire de lui une image très négative. Il est la somme de tous ces manques, de toutes ces réductions, de toutes ces négations de son originalité. Enfermé dans la béance qu'il se creuse en se comparant à l'Autre idéalisé, il en arrive à se détester (‘self-hatred, self-doubt’(IH OOE 25)).

« BALADI, BALADI, » Egyptians cried to dismiss someone uncouth or vulgar, forgetting that the word means « native”.(IH OOE 25)’

A trop vouloir entrer dans le monde réducteur de la vision orientaliste occidentale (au sens où Edward Saïd emploie ce terme), l'Oriental se dévêt de son identité originelle jusqu'à être nu et n'être plus qu'un corps écorché vif. 940

Notes
939.

Voir Obeidat, Marwan M. « Lured by the Exotic Levant» et Kinglake A.W. Eothen.

940.

Voir Memmi, Albert. Portrait. p. 138-139.