5 - « Out of the perambulator of the West » .

I had still clung to the primitive simplicity and purity of the children of the desert... 942

Deux signifiants récurrents définissent l'Oriental : primitif (AMR FJ 34 ; AMR WM 122 ;131 ; FMA 23) et enfant (child (AR PV 157), juvenile (AMR SC 94), infancy (GMW vol. 1 42)), deux signifiants qui vont dans le sens de cette dés-orientalisation de l'Oriental au profit d'une occidentalisation réductrice 943 . L'Oriental endosse ce nouvel habit, autre forme du complexe colonial.

Les Orientaux lorsqu'ils comparent leur pays aux Etats-Unis le voient en réduction :

The scale of my vision had been so enlarged in giant America that upon my arrival in Betater the place seemed to me for all the world like a kindergarten. (AMR FJ 333)

Si le pays est un jardin d'enfants c'est que ses habitants sont des enfants, des enfants assez peu éveillés (‘unsophisticated children(EA ATS 31)) - on retrouve ici l'idée de retard (‘backward’ (EA ATS 28)) déjà évoquée - qui n'ont rien de mieux à faire que jouer. Toute activité est considérée comme jeu : les luttes inter-claniques ne sont que des rivalités puériles (‘Those men [...] fought like big boys’. (AMR FJ 37)) vidées de leur portée symbolique (‘the causes of such quarrels were most often very trivial’. (AMR FJ 37)) et ramenées à leur littéralité; les feintes des villageois pour échapper au pillage des collecteurs d'impôt sont présentées comme un jeu de cache-cache (SR 41), etc. C'est cette nature enfantine qui les fait agir par instinct et non par réflexion (AMR SC 405-406). De plus ces enfants ont des besoins et non des désirs :

The social routine was very simple and most favorable to the perpetuation of the juvenile temper. Life did not radiate in broad, intellectual, aesthetic, ethical, and political highways. It had only a few hungers to feed and small ambitions to satisfy.(AMR FJ 43)’

Ce stade de leur évolution, où leurs faims peuvent être si simplement satisfaites, les place dans une période de pré-accès à la parole :

The language of the Oriental is that of sentiment and conviction, and not of highly differentiated and specialized thought. [...] So do children express themselves. (AMR SC 184-185)’

Comme prophète ou voyant (AMR SC 185), l’Oriental est porte-parole de la parole de l'Autre alors que l'Occidental philosophe ou scientifique est sujet d'une parole qui ordonne. L’Oriental enfant n'est pas sujet de sa parole; il est auditeur (‘instinctive listening’(AMR SC 188)) et en tant que tel, il est passif (AMR WM 131). Sa passivité, liée à sa juvénilité, permet à d'autres (les Occidentaux) de le manipuler et de lui faire assimiler leur parole (‘He is led to believe that he has been asleep for these many centuries’. (AMR WM 132)). Ainsi la boucle est-elle bouclée: les Occidentaux font croire aux Orientaux qu'ils sont des enfants, les Orientaux se comportent en enfants, facilitant la tâche de réduction de l'Oriental entreprise par les Occidentaux : cercle vicieux.

Cependant, tout enfant grandit et avant d'accéder au statut de sujet, passe par une phase d'imitation du parent. L'Occidental joue ici le rôle du protecteur paternel qui offre l'image à laquelle l'enfant oriental cherche à s'identifier (‘direct copying’(EA ATS 4)). Copier, singer est dangereux : une relation en miroir est nocive pour l'Oriental qui ne peut évoluer et s'enfonce dans une relation stérile qui lui ôte toute possibilité d'évoluer. Cette imitation réduit le monde à un système binaire où la manipulation réductrice est facilitée : le modèle est tout, l'imitateur n'est rien. (On a montré auparavant que le miroir était déformant).

Malgré son immaturité (EA ATS 163), l'Orient enfant cherche à s'identifier à la figure paternelle du protecteur qu'il perçoit comme un maître qui peut lui apprendre à sortir de l'enfance puisqu'il (l'Oriental) est un élève (EA ATS 172). Puisqu'il n'a pas encore perçu que le miroir donnait du père une image déformée, il le considère comme un bon modèle (‘disinterested helpers and not exploiting colonizers’ (AMR WM 248 ; 291)). Face à toutes les images de désordre, de chaos, d'instabilité de l'Orient 944 , l'Occident est représenté comme ordre. Order est un signifiant récurrent lorsqu'il s'agit d'Occident. L'Occident représente l'ordre (IH OOE 46 ; AMR WM 178...) et la structure (EA ATS 97):

The discipline of the English people, the tidiness and cleanliness of English towns - these are the features which the Easterner, coming from a supremely unorganized and undisciplined part of the world, appreciates most when he first sees England, just as the Englishman, tired perhaps of too much organization and discipline, finds a charm in the disorderliness of the East, which he calls picturesque. Order and tidiness had such an appeal for me that in the drab and characterless rows of cheap suburban houses I did not see ugliness or monotony, but only a neat and compact arrangement... (EA ATS 97)

Méthode, régularité (EA ATS 8) dans la pensée, ordre et structure dans l'organisation politique, sociale, économique, architecturale attirent l'Oriental dont on a dit à quel point les éventuels repères étaient flottants et instables, donc déstabilisants. La figure paternelle comme garante de l'ordre apparaît comme un modèle identificatoire souhaitable et pour le père, elle offre toutes les garanties d'un bon développement de l'enfant. Encore faut-il assimiler et non se contenter de singer (EA ATS 163) comme le grand-père d'Edward Atiyah qui n’est qu’une caricature : tout en lui, jusqu'aux mouvements de mâchoire, reflète l'ordre et la méthode appris des Occidentaux (EA ATS 8).

Or si l'ordre est bon, la figure qui le représente est perverse. L'Occidental est un mauvais père qui refuse de voir l'enfant grandir :

They [=the Occidentals] have found it expedient to foster the helplessness and encourage the dependence of this « backward » child. (FMA 336)’

On a vu comment il l'enferme dans une image négative, inférieure, et comment l'Oriental ne peut que dépendre de l'Occidental pour améliorer sa situation. L'Occidental exerce sur l'Oriental un pouvoir absolu qui ne peut conduire qu'à la révolte de celui-ci : la crise d'adolescence (‘the arrogant conceit of adolescence’(EA ATS 163)). L'Oriental, à travers le prisme déformant de la vision pervertie et de l'image du père et de sa propre image, finit par entrevoir un peu de l'image réelle (AMR WM 192) et il comprend que l'Occidental l'a mené en poussette et il cherche à en sortir (‘the child attempts to step out of the «perambulator» of Western support’. (FMA 336)) afin de marcher seul. Cette rupture devrait lui permettre d'accéder au statut de sujet et d'avoir accès à une appréhension claire, non déformée de l'Occidental, (EA ATS 190), processus douloureux (‘the puerperal pains of nationalism and freedom(AR PV 166)puisque les illusions tombent. Cette rupture se veut radicale et l'identité se construit alors en opposition totale à ce qui avait servi de modèle.

La reformulation de l'identité de l'Oriental libéré de l'Occidental, et devenu nationaliste, se fait en se réappropriant tout ce que l'Occidental (et l'Oriental à son exemple) avait rejeté et nié :

A general reaction from the previous tendency to admire and imitate everything European was beginning to declare itself in a confident reaffirmation of native customs and native standards... (EA ATS 154)’

Ainsi Edward Atiyah après avoir été plus anglais que les Anglais devient-il un farouche adversaire des Britanniques, tuant le père en quelque sorte, mais ce faisant, il se retrouve dans une nouvelle structure binaire, seulement inversée par rapport à la précédente, tout ce qui était bon est mauvais et vice-versa. Peut-on réellement parler d'accès au statut de sujet? En outre, ce nationalisme, est-il une véritable libération? N'est-il pas inspiré par les idées occidentales?

I had merely moved over from the British side of the fence to that of the subject peoples, but on this side as on that the terms in which I thought and the aims which I pursued were a product of the British tradition of liberal, LAISSEZ-FAIRE democracy and belonged to the world as I had been accustomed to think of it since my earliest days : enlightened imperialism, nationalism, independence, the sovereignty of the nation-state and the liberty of the individual conceived in the capitalist context of private-ownership, free enterprise and class relations... (EA ATS 190)’

Dans sa révolte contre le père occidental, l'Oriental occidentalisé continue à lire le monde à travers la grille de lecture que le père lui a donnée. C'est ainsi qu'il paraît suspect à d'autres Orientaux non occidentalisés. Son nationalisme serait-il une nouvelle image fictive (‘a polite and precarious fiction’(EA ATS 191))?

Notes
942.

Stephens, John LLyod. Incidents of Travel in Egypt , Arabia Petraea, and the Holy Land (1837) cité in Obeidat, Marwan M. «Lured by the Exotic Levant». p. 172.

943.

Voir Mourra, Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'ailleurs. p. 141.

944.

Voir Memmi, Albert Portrait. p.119.