6 – Two national homes in one house’.

L'Oriental occidentalisé serait-il donc un agent double dont tout discours sur l'Autre et sur lui serait frappé d'inauthenticité?

The great Frenchman [...)was a tyrant, a hero, a heartless employer, a philanthropist, a physician, a shrewd business man, an infidel, and a churchman, all in one. (AMR FJ 104)

Ou serait-il un agent divisé, traversé par ces découpages binaires que son identification imaginaire à l'Occidental inscrit en lui? Si la division était simple (Orient négatif - Occident positif), le problème serait douloureux mais trouverait une solution probablement plus simple. Or la division est complexe et se ramifie en une succession de divisions binaires. On a longuement développé l'opposition entre Orient et Occident dont chacun des termes se divise à nouveau. La représentation de l'Occident n'est pas monolithique : elle se subdivise en Europe (Grande-Bretagne - France) et Etats-Unis, avec une cote d'amour plus ou moins grande selon qu'on est dans la mouvance de l'une ou de l'autre. Puis intervient une autre division entre l'Occident en Occident et l'Occident en Orient (‘a vast distinction between the English people at home and abroad’(EA ATS 88)), division douloureuse puisqu'elle remet en cause l'image idéale que l'Oriental se faisait de l'Occidental. Fouad M. Al Akl découvre une Amérique matérialiste alors que les missionnaires qu'il avait connus en Orient étaient pétris de spiritualité (FMA 246-248). Cette distinction recouvre à peu près la différence entre Angleterre et Empire britannique :

The England that lay before me was the old England of my affections, not the England of the British Empire, a country, a human reality, not a political system. (EA ATS 160) :’

D’'un côté l'Angleterre imaginaire, lieu des rêves de totalité, de l'autre l'Empire britannique, Loi coloniale castratrice, à laquelle l'Oriental a du mal à s'identifier, dans la mesure où plus que l'autre image, elle fait de lui un inférieur, de façon non déguisée. Ce n'est pas sans une certaine ironie qu'on entend les déçus de l'Empire britannique défendre ainsi les Anglais :

The real Englishman could only be found in his own country; and [...] in the East, whether he liked it or not, he had to wear a mask to keep himself remote, to discourage familiarity. (EA ATS 89)’

Par un effet de lecture imaginaire, c'est la réalité de la Loi, de la coupure, qui est considérée comme déguisement (‘They put on an attitude’(EA ATS 88)), parce qu'elle dérange, puisqu'elle ne correspond pas à l'image rêvée (‘the Oxford of the past with its invisible inmates of the spirit world(EA ATS 88))qui est prise pour la réalité.

A cette subdivision de l'image de l'Occident correspond, en miroir, une subdivision de l'image de l'Orient :

The weak races, I ask, why are they so strong in their land of adoption, so weak in their native land - so bold and daring there, so docile here?(AR PV 117)’

A une image négative de perdant en Orient colonisé répond une image de battant dès que les liens avec la terre natale sont coupés. Cela apparaît dans la composition des textes de ces auteurs où la partie occidentale de leur vie tient plus de place (en nombre de pages) que la partie orientale : il y a un gonflement de l'ego assez caractéristique. Et leurs débuts difficiles dans la vie (avec accumulation de négations, de manques, etc.) sont remplacés par une espèce de triomphalisme : tout leur réussit malgré/ à cause des difficultés. Dès qu’ils sont du côté des héros de leur imaginaire, ils se comportent en héros.

Ces divers jeux de miroirs inversés ne font qu'ajouter au trouble de l'Oriental divisé par ses allégeances religieuses, patriotiques et culturelles :

... des « Phéniciens » du Liban , [...] se regardent linguistiquement comme Arabes, mais ethniquement comme successeurs des Phéniciens et intellectuellement comme l'avant-poste oriental de l'Europe. 945

On assiste donc à un éparpillement des loyautés qui obligent les auteurs à se définir entre deux pôles (nouvelle binarité), le pays (country) et la patrie (homeland), un partage qui demeure ambigu, puisque ces deux notions traversent les points d'attache, religieux, linguistique. En effet, si la patrie (la mère patrie) est le pays natal (‘homeland : the country where a person was born(SR)), c'est aussi le lieu d'attaches intellectuelles (ainsi ‘homesick’(EA ATS 65-127) est-il employé pour regretter l'environnement culturel anglais alors même qu'Edward Atiyah se trouve au Liban et que le chapitre s'intitule Homecoming (EA ATS 125) ou linguistiques (pour Ihab Hassan, la langue anglaise tient lieu de home (IH OOE 27)): on peut en déduire qu'il y aurait une naissance biologique et une naissance culturelle. Country est tout aussi ambigu dans la mesure où c'est à la fois la terre natale et le territoire de la nation, concept, comme on l'a vu, étranger à l'Empire ottoman, puisque dans la nation, telle que l’entendent un certain nombre d’ Occidentaux, il y a conscience d'unité et visée commune. On a dit que la nation à laquelle la plupart des auteurs appartenaient était celle qui protégeait leur groupe religieux. Dans country s'affrontent donc la terre concrète de la naissance et une notion abstraite d'appartenance à un groupe. Salom Rizk aura bien du mal à démêler cet écheveau : né Syrien (SR 266), citoyen américain (sans y être jamais allé) (SR 69), pas américain pour autant (SR 157), tout au plus américanisé (SR 147). Américanisé : le suffixe -iser marque un changement d'état, et signifie agir comme. Et Salom Rizk se pose la question de savoir comment on devient citoyen américain (‘I wanted to learn to be an American like other Americans’. (SR 166)) : la réponse vient de ses amis, il faut faire comme les Américains (SR 146-149). Ce changement d'état n'est pas définitif, il est sans cesse remis en cause et Salom Rizk se sent le plus souvent inadapté. En effet, comme n'est pas une identité. Et cette imitation ne fait que dire la différence, le décalage entre le modèle et l'imitateur. Sa constatation : ‘I was a misfit in America’(SR 144) répond à son interrogation lors de son arrivée : ‘Will I [...] fit in? [...] Act right?(SR 118).

Egaré dans ces notions contradictoires et complémentaires, l'Oriental occidentalisé est-il condamné à être inadapté, toujours en représentation? Ou bien serait-il un agent de liaison qui parviendrait à faire la synthèse de toutes ces contradictions, renvoyant à chacun l'image qu'il attend, tout en demeurant constamment Autre. Entre les deux cultures - celle d'origine et celle de l'Occident - il apparaît comme un vide (‘awkward no man's land’(EA ATS 163)) où il risque de disparaître, écartelé qu'il est entre ses points d'ancrage. Ou alors, il peut faire de ce vide un lieu habité, lieu cosmopolite (EA ATS 177), d'union des contraires (‘There were no more any tensions in my life arising out of the clash of race or nationality’.(EA ATS 177)). Au lieu d'être écartelé, il rapproche les deux côtés de la bouche béante prête à l'engloutir en devenant l'intermédiaire entre les différentes cultures et communautés (Edward Atiyah devient médiateur entre Soudanais et administration britannique. (EA ATS 156). Cependant, ce cosmopolitisme voulu comme une ouverture (par refus d'enfermement dans une communauté ou une autre) semble déboucher sur une impasse. Il est, en effet, le signe d'une totalité imaginaire. Les signifiants oneness, communion, integration (EA ATS chp.XXXIX) sont récurrents dès qu'Edward Atiyah dit avoir trouvé la solution à son problème de double allégeance ; il avait utilisés ces signifiants pour dire son cocon scolaire, représentation imaginaire d'un monde idéal. Accumulation n'est pas synthèse : en refusant de choisir, il devient une espèce de garçon de courses, portant des messages de chaque côté du gouffre. Abraham Mitrie Rihbany et ses Wise Men from the East and from the West se livre à un exercice de même style. A ce jeu, il risque de perdre son je et de se diluer dans un nous, vague sujet d'un discours idéologique, reflet de ses attachements divers. L'Oriental occidentalisé serait comme un jeu de miroirs, se répondant les uns aux autres, mais lui au centre n'aurait pas de reflet propre.

Notes
945.

«L'interrelation et la concurrence mutuelles d'un sentiment national arabe collectif avec des patriotismes particularistes d'une part, et une appartenance religieuse étendue au delà du monde arabe d'autre part, affrontent l'individu de langue arabe à un problème d'autocompréhension » . (von Grunebaum,G.E. L'Identité culturelle de l'Islam. p.154 .Voir aussi p.148.)