On a avancé que pour beaucoup d'écrivains concernés le choix avait été économique : des circonstances difficiles poussent à chercher ailleurs un avenir meilleur. Pour d'autres, aucune raison extérieure ne justifie cette rupture linguistique : ni Edward Atiyah ni Ihab Hassan ne sont contraints par des difficultés particulières. Si la langue (et la culture) de l'Autre leur apparaît comme un refuge, que fuient-ils? Au premier niveau de lecture, Edward Atiyah fuit une instabilité et une insécurité commune à toute une région : ce n'est pas Edward Atiyah seul ni sa famille seule qui sont menacés et cherchent refuge sous les drapeaux britanniques (EA ATS 20). Cette insécurité devrait disparaître au Soudan ; cependant il persiste à vouloir rejoindre le camp anglais. Pour Ihab Hassan, il n’existe aucune menace directe, même si l'Egypte traverse une période de changement et de crises.
Il semble que l'instabilité soit d'un autre ordre. Dans la plupart des cas, il s’agit d’une crise familiale grave. La figure maternelle est surdéveloppée par rapport à la figure paternelle : la plupart des pères sont absents et les mères usurpent la fonction paternelle. Salom Rizk passe d'une grand-mère à l'autre et toutes deux assument toutes les fonctions de la famille : nulle trace du père ni de figure paternelle : ni les frères en Amérique, ni le premier employeur de Salom (qui préfigure en quelque sorte l'aventure des abattoirs) ne sont des figures paternelles adéquates dans la mesure où ils sont incapables de maîtriser l'enchaînement catastrophique des événements qui jettent Salom dans la confusion et chaque fois le conduisent à la rupture (après son expérience malheureuse de gardien de cochons, il rencontre l'école et donc l'Amérique et après son échec aux abattoirs, il quitte la communauté pour découvrir la vraie Amérique: ce schéma se répétera encore par la suite). Ainsi la faillite du père signe-t-elle la rupture du lien familial et/ou communautaire. Comme le père est impuissant à assurer une intégration sociale adéquate (le grand problème de Salom Rizk (ainsi que de tout sujet) est bien celui de l'adéquation (fit)) qui permettra au sujet de mener dignement son rôle de successeur/héritier d'une tradition, le sujet cherche ailleurs comment s'assumer pleinement et se mesure aux vrais pères : Salom Rizk est presque immédiatement mis sous les verrous par un maire qu'il n'identifie pas comme tel parce qu'il ne correspond pas à l'image qu'il se fait de l'autorité (puisqu'il ne l'a pas connue) : ‘Here was a man dressed in patched overalls. There was a distinct barnyard odor about him, and his battered old hat, rough hands, and red face advertised him as anything but the highest official of the town’ (SR 156-157).N'ayant connu que de mauvaises images de la Loi (l'autorité pervertie de la Syrie, ses frères et autres employeurs), ayant toujours cru que l'uniforme fait loi (SR 158), il conteste cette véritable Loi qui le somme de dire qui il est. Et la figure de l'autorité conteste à son tour la parole de Salom :
‘ So, I said, « If you mayor, then I President. [...] I'm no furriner. I'm American. »Dans la mesure où seule la Loi peut l'authentifier, il lui faut d'abord la reconnaître. C'est cet épisode douloureux qui conduira Salom à apprendre véritablement l'anglais, afin que son expression corresponde à son dire (I'm American).
Chez Edward Atiyah, le père n'existe qu'en pointillé. Selon les circonstances et les événements politiques, Edward Atiyah vit son enfance au Liban, à Beyrouth ou Suk-El-Gharb, ou à Omdurman au Soudan, avec l'un ou ses deux parents (EA ATS 9...), dans un nomadisme quasi permanent, propice à l'imaginaire (EA ATS 14). Le Liban est plus particulièrement associé à la mère avec laquelle il vit la majeure partie du temps et avec laquelle il entretient des relations très ambiguës (My mother and I revient régulièrement sous sa plume, comme un couple indissociable). Beyrouth est le lieu de toutes les craintes et de toutes les haines (‘Beyrouth with its sordid hates and fears’ (EA ATS 24)), lieu des tensions religieuses, politiques alors que Suk-El-Gharb est une sorte de paradis (EA ATS 22), enclave de paix (‘cut off almost completely from the outside world’(EA ATS 23)), où les vers à soie se transforment en papillon (comme l'auteur en sujet) et où les pères réinventent des mondes merveilleux (EA ATS 24) à l'instar de la grand-mère de Salom Rizk) au lieu de faire la Loi. Le Soudan, lieu du père où les clivages libanais n'ont plus cours (les ennemis traditionnels deviennent des amis : la distance resserre les liens nationaux (EA ATS 16)) est aussi signe de dépaysement linguistique : l'arabe qu'on y parle est différent de celui du Liban (‘a new kind of Arabic, in which things were called by unfamiliar names’(EA ATS 15)) et défamiliarise la réalité. On sait que l'Arabe est confronté à un bilinguisme, ou plutôt une diglossie, avec la langue classique et sa langue dialectale (EA ATS 33) 946 (Edward Atiyah comme Salom Rizk ou Abraham Mitrie Rihbany font souvent allusion au syrien). Le père d'Edward Atiyah écrit de la poésie dans les deux langues (EA ATS 35). Au gré des déplacements de la famille en Egypte et au Soudan, une nouvelle langue dialectale fait son apparition : étrangement, l'enfant tombe malade en arrivant dans cette nouvelle aire linguistique. Ballotté entre les pays et entre les langues, il y a de quoi perdre son arabe (lequel?) qui, de son aveu, n'a jamais été bon (EA ATS 8). L'anglais serait-il une façon de renvoyer les deux dialectes dos à dos, de faire cesser ce flottement des langues et du monde qu'elles désignent et la redéfinition du sujet qu'elles imposent chaque fois qu'il passe de l'une à l'autre. Selon Abdelwahab Meddeb une ligne de partage passe entre arabe classique et arabe dialectal :
‘ Dans ce dédoublement de l'usage de la parole, est saisie la division du monde entre le savant et le trivial, entre l'agent qui exerce l'autorité et le sujet qui la subit... 947 ’Dans le cas d'Edward Atiyah, cette ligne de partage de la Loi passe entre les deux dialectes, le syrien, langue de la mère et l'égyptien, langue du père (puisqu'il travaille dans cette langue, placée doublement du côté de la Loi, puisqu'elle est au service de l'administration britannique). Or, il y a un brouillage au niveau symbolique chez Edward Atiyah. La mère présente de nombreux aspects paternels : c'est elle qui détient le savoir qu'elle transmet à Edward en l'absence de vrais maîtres (EA ATS 33), c'est elle qui décode la langue inconnue (EA ATS 27), mais c'est surtout elle qui est le confesseur de l'enfant, elle qui détient, à ses yeux, le pouvoir salvateur de Dieu (‘... confessing my sinful thoughts to my mother, and obtaining her assurance of divine forgiveness’(EA ATS 17)) : la mère en Dieu le Père. De façon caractéristique, le déferlement de culpabilité qui conduit à ces confessions nocturnes quotidiennes intervient peu après l'arrivée à Khartoum, où la triade familiale se trouve réunie : le trouble linguistique lié au changement de dialecte semble affecter le statut du père. Le père est l'instrument de l'introduction de Our Island Story, (le livre est offert par un ami du père (EA ATS 27), qui continue de le détrôner, lui, le père (avec la participation de la mère dans la mesure où l'enfant a recours à elle pour lire à sa place). L'enfant se forge une nouvelle image de la Loi : ce qu'il voit de l'Angleterre est de l'ordre de la Loi (‘the Government headquarters; British officers and officials, tall commanding figures’ (EA ATS 28)). Mais c'est une image de la loi pervertie dans la mesure où l'Angleterre c'est aussi ‘England's protective bosom’(EA ATS 20), une image maternelle protectrice très liée à sa mère (‘I and my mother [...] admitted into that sanctum’(EA ATS 20)). L'image de l'Angleterre demeure donc ambiguë. Oxford, plus tard avec ses clochers (EA ATS 80-82-83-87-88-92-118) (images phalliques) sera un lieu de totalité imaginaire où les barrières tombent et où règne l'indistinction (EA ATS 57). Le départ d'Edward Atiyah pour Oxford signifiera l'abdication du père (qui se soumet à la volonté du fils), avec inversion de la hiérarchie (mais dans l'adoption de l'Angleterre ou des Etats-Unis par Abraham Mitrie Rihbany, par exemple, se manifeste aussi une inversion de l'ordre symbolique, dans la mesure où ce sont normalement les parents qui font la demande d'adoption et non les enfants). Quant à la mère et son désir possessif (EA ATS 74-82-84-85...), il faudra au fils mentir pour se libérer de cette captation – le mensonge semble être sa seule arme contre la mère. Mais le coup décisif semble porté lorsque l'école le libère de son puritanisme morbide et incestueux (EA ATS 69) : la mère avait compris le danger : à la mention d'un oncle athée (‘a man who did not believe in God’(EA ATS 65)), elle avait eu une très vive réaction, sachant sa position divine menacée. En fait, l'anglais pourrait être pour Edward Atiyah une façon de ne pas avoir à choisir entre père et mère, tous deux inadéquats, et de se trouver un vrai père. L'Angleterre, lieu de ce vrai père, est ambivalente et le vrai père sera aussi mauvais que celui qu'il quitte, dans la mesure où il accueillera d'un côté pour mieux rejeter de l'autre, sans donner au sujet de véritable accès à un monde autre qu'imaginaire. Le couperet de la véritable Loi tombera lors de l'exclusion du cercle britannique à Khartoum et lors du partage de la Palestine, castration non imaginaire, qui somme le sujet de dire où il se situe : choix impossible pour Edward Atiyah qui reste dans l'entre-deux, nouvelle façon de ne pas choisir.
Ihab Hassan est lui aussi élevé en plusieurs langues :
‘ My childhood space : it was indeed a palimpsest of styles, babel of tongues. French and Arabic were my first languages : but I liked far more another which I now write; and I speak all with a slight foreign sound. (IH OOE 3)’Comme chez Edward Atiyah, la ligne de partage des langues passe entre père (arabe) et mère (français), entre lesquels il lui faut se faire un espace où être , d'où la question : ‘why must we obscurely pit parent against parent?’ (IH OOE 19).Le père semble être le détenteur de l'autorité :
‘ Power, real power, I then sensed, rested [...] in my father's burly presence. [...]Authority [...] adhered to him, as he strode about, carrying a silver-headed cane that excited me more than all his other badges of office. For the cane concealed a rapier, stealthy and sharp, unknown to all - so I though t- but Father and myself. (IH OOE 21-22)’Le père possède le pouvoir castrateur. Mais il use de son arme dans une scène originaire : le père empale une vipère à tête triangulaire avec la rapière (viol de la mère) devant l'enfant à la fois terrifié et jouissant. (IH OOE 21-22) Confronté quelque temps plus tard à un combat de scorpions, qu'il voit comme une scène d'amour (ses parents ne passent-ils pas leur temps à se quereller), Ihab est incapable de tuer l'un ou l'autre scorpion avec son bâton, reproduction de la rapière paternelle (IH OOE 23-24) :‘I could not bring myself to kill either with my stick. I could not eat that day, feigning a sickness that was, like life itself, really unfeigned.’(IH OOE 24) : il est incapable de tuer père et /ou mère. Plus tard encore, il prendra des leçons d'escrime, où il retrouve la jouissance de la scène originaire (le signifiant thrill revient dans les deux scènes (IH OOE 22-76), mais le maître d'armes est un français, roi absolu (‘in his salle d'armes he reigned more absolutely than Louis XIV’. (IH OOE 76)). Or ce maître invincible (IH OOE 78) parce qu'il est français est du côté de la sphère maternelle: une mère enfant, qui joue avec son chien (IH OOE 30) et son fils comme à la poupée mais une poupée femelle (IH OOE 38). Entre père et mère, c’est une lutte pour s'approprier l'enfant et en faire son objet de jouissance. Père et mère occupent encore ici des rôles inversés : le père ne détient pas l'autorité en réalité : sa faiblesse (‘a need to ingratiate himself, a kind of shy obsequiousness’ (IH OOE 30)) le place sous l'autorité de la mère (‘the steelier partner’(IH OOE 30) : steel rappelle la rapière du père.) Comme pour Edward Atiyah, il y a un trouble de la fonction symbolique, d'autant qu'Ihab Hassan déclare ses parents absents (IH OOE 29). Son choix de l'anglais (‘the King's English’(IH OOE 61)) est-il le choix d'une Loi incontestée? Ou bien est-ce pour lui un moyen de fuir son désir de meurtre de la mère et du père? (‘my severance [...] from the very languages that housed my feelings’(IH OOE 102)).En effet, lorsqu'il pose la question : ‘Does «matricide» free men into alien speech?’ (IH OOE 3) ne pourrait-on pas lire : Does alien speech free men from matricide?Le meurtre symbolique du père a lieu à l'école d'ingénieur où il dépasse les connaissances du père alors que le père lui avait donné les bases mathématiques. (IH OOE 19). Mais la question sur le père: ‘having escaped his «first» language, has he also escaped the primal censor or authority?’(IH RPF 27) va dans le même sens. L'anglais (du Roi) est-il le moyen de remettre Babel en ordre, Babel lieu du défi à Dieu, à la Loi?
On retrouve au niveau individuel le schéma idéologique de l'autorité contestée de l'Orient parce qu'incapable d'offrir sécurité, épanouissement, richesse, etc. ainsi que la quête de refuge auprès de l'Occident, qui se prétend (s'auto-proclame) une autorité modèle, mais se révèle perverse. La contestation du Père, de la Loi parce qu'il/elle manque à son devoir envers son/ses fils conduit à une rupture, à une trahison, puisqu'il y a passage dans le camp étranger. Même si l'étranger n'est pas considéré comme un ennemi, il y a pourtant lutte, conflit : le passage dans le camp étranger ne se fait pas sans douleur. A l'exception de Ihab Hassan, dont la rupture se veut définitive (son livre commence par un chapitre intitulé Beginnings and ends qui narre son départ d'Egypte : ‘I [...] sailed from Egypt, never to return’(IH OOE 1) - mais les liens même ténus demeurent), tous ont besoin d'une bénédiction parentale avant de partir, afin de légitimer leur choix (même si l'autorité dont ils sollicitent cette bénédiction est malmenée). On ne quitte pas sa langue maternelle sans la bénédiction maternelle - celle qui est la plus difficile à obtenir. On peut se débarrasser du père, la mère résiste : Edward Atiyah, George Haddad ont de longues tractations avec leur mère. On l'a dit , le mensonge (George Haddad prétend aller vers d'autres destinations pour calmer les réticences maternelles) est leur meilleur argument. Mensonge, c'est-à-dire illusion, fiction, c'est-à-dire manipulation de la réalité à la manière des Occidentaux qui manipulent les Orientaux pour les attirer à eux.
Voir Meddeb,Abdelwahab .»Le palimpseste du bilingue.Ibn 'Arabi et Dante.» Du Bilinguisme. p. 126-127.
Meddeb, Abdelwahab. Du Bilinguisme. p. 127.