a - Nécessaire apprentissage.

Si certains, comme Edward Atiyah (EA ATS 33), font de l'autre langue un apprentissage précoce, d'autres ne l'apprennent que tardivement lorsqu'ils en éprouvent le besoin absolu. Salom Rizk arrive aux Etats-Unis sans parler un mot d'anglais (SR 119-120). Quant à George Haddad, son ignorance de la langue anglaise est un faux prétexte pour retarder son départ (GH 38) : qu'il s'agit d'un faux prétexte est évident puisque, plus tard il partira malgré son ignorance de l'anglais (GH 54).

L'incompréhension, la difficulté de communiquer avec l'Autre qui a été tant désiré est mal vécue par les apprentis anglophones. Ils sont souvent habitués à un mauvais anglais au sein de leur communauté, sorte de sabir en usage parmi les immigrés de toute origine, que Salom Rizk décrit avec sa verve humoristique habituelle :

My English was, if anything, more atrocious than ever. It was a polyglot mixture of packing-house profanity, Syrianized slang, hat-shop lingo, and hybrid sales chatter. (SR 160)

Cette cacophonie individuelle fonctionne par agglutination, chaque nouvelle rencontre ou expérience apportant une nouvelle strate linguistique, rendant la langue de base de plus en plus incompréhensible (‘My visitor's ideas were expressed in such profound and faultless English that I could understand but very little of what he said’. (AMR FJ 238)).Cette accumulation de strates éloigne la langue de la parole pour en faire du bavardage (‘chattering in different tongues’ (IH OOE 8)).Cette difficulté à comprendre ou à se faire comprendre de l'Autre (‘[It] greatly puzzled the minds of my hearers’(AMR FJ 275)) a plusieurs effets sur le sujet parlant.

Tout d'abord, un effet de perte de parole (‘the agonizing inward struggles of a person who has lost the power of speech’(AMR FJ 255)) se fait ressentir : le sujet parlant régresse au point de retomber en enfance (‘I was like a child learning his first words’ (SR 173)) : l'apprentissage de la nouvelle langue est comme une nouvelle naissance; la nouvelle langue donne accès à une nouvelle réalité à découvrir, comme l'enfant découvre le monde dans lequel il naît en se faisant nommer les choses et les êtres qui constituent son environnement. L'apprenti est aussi frappé de surdité(‘He spoke louder. [...] He shouted into my ears, thinking, I guess, that I was deaf....’(SR 134)). On ne s'entend pas quand on ne se comprend pas. Cette surdité isole: les Haddad se sentent seuls où qu'ils aillent (‘my wife more lonely [...] on account of not knowing the language’(GH 56)).L'étranger en apprentissage de langue est comme infirme, diminué physiquement, amputé d'une partie essentielle de lui-même : sa possibilité d'avoir des relations avec l'Autre. D'autre part, si la maîtrise de l'anglais est limitée (SR 167), elle est à l'origine d'un rétrécissement du monde (‘shrink’(AMR FJ 255)).L'impossibilité de nommer les choses limite l'appréhension du monde du sujet. Dans son monde tout est confusion puisque les mots ne désignent rien en particulier : ils deviennent purs signifiants coupés de quelque signifié que ce soit. Tout flotte sans pouvoir être ancré nulle part. Salom Rizk, serveur un temps dans un restaurant, apporte n'importe quoi aux clients de plus en plus mécontents (SR 196) et se fait renvoyer par un patron tout aussi peu performant que lui en anglais (‘ What you t'ink’, he would say, ‘we want to fid pipuls not'ing but hash?’... (SR 196)). La confusion gagne le sujet qui est perdu (‘Yes, I was lost, lost in a bewildering confusion of men and meat and machinery’. (SR 135)) dans un monde qui lui est fermé parce qu'il ne détient pas la clé : la langue donne accès au sens. Cette incompréhension creuse le fossé de l'altérité : tout est Autre, puisque impossible à nommer. Même les frères deviennent autres quand la langue les sépare : Salom Rizk incapable de lire la lettre de ses frères en anglais (‘it was written in strange letters of a kind I had never seen before’. (SR 180)) est non seulement déçu mais rejeté hors du monde qu'il espérait. Le signifiant break (celui de broken English) apparaît ici deux fois (SR 80-81) marquant une fracture. L'absence de langue commune renvoie le sujet à son extranéité (‘What those speakers said was beyond my understanding. I was a stranger to the country, the English language...’(AMR FJ 185)). Quand toute tentative de communiquer a échoué, chacun est renvoyé à son altérité radicale et à son silence :’I was a foreigner, and every body else is a foreigner; we couldn't even talk to each other’ (SR 135).

Il devient impératif d'apprendre l'anglais pour être réintégré dans la communauté humaine. Lorsqu'il est perdu dans les abattoirs, Salom Rizk met sur un même plan hommes, carcasses et machines, signifiant la perte d'humanité : c'est la faculté de parler qui fait de l'homme un homme.

Apprendre l'anglais, c'est entrer dans un système complètement différent d'abord par sa représentation graphique .‘Strange letters’(SR 80) : les caractères anglais commencent par désorienter (‘bewilder’(AMR FJ 190)) l'Arabe qui doit changer de sens de lecture, c'est-à-dire qu'il doit changer son sens de lecture du monde, puisque la langue le structure. Son appréhension de l'espace et de sa place dans cet espace sera modifiée. Avant même la lettre, c'est le son qui le jette dans le trouble. On a vu comment Salom Rizk sert un plat pour un autre : ‘The words slid into each other and ran together until they seemed like one big glob of melted butter’(SR 196).Les mots ne sont que des sons qui se télescopent sans faire sens : le découpage sémantique est impossible sans un ou plusieurs éléments clés qui permettraient d'avoir des repères à partir desquels articuler le reste, un processus similaire à celui qui fait que le Jabberwocky de Lewis Carroll n'est pas totalement dénué de sens grammatical, sinon de sens sémantique. C'est d'ailleurs à ce jeu de rapprochements que se livre Abraham Mitrie Rihbany et qu'il reconstruit un sens à un mot inconnu :

‘I had not the slightest knowledge either of the form or the substance of the word « monopolists » . However, I knew at the time that there was a city in America called Minneapolis, and therefore concluded that the MINNEAPOLISTS were the highway robbers my visitor was talking about. (AMR FJ 239)’

Le sens flotte au gré des sons, détachant un peu plus encore le sujet malentendant de ses attaches, de ses points d'ancrage. A ce brouillage anglo-anglais, il faut ajouter la difficulté rencontrée à prononcer des sons qui n'existent pas dans la langue de départ et qui ajoutent au flottement du sens :

The sounds of letters, v, b, and the hard g, are not represented in the Arabic. They are symbolized in transliteration by the equivalents of f, b and k. [...] I would say « coal » when I meant « goal » , « pigman » for « bigman » [...] and viceversa. »(AMR FJ 256)’

On se souvient de la magistrale leçon de phonétique de Salom Rizk et sa découverte de combinaisons de sons imprononçables (‘PHTH, a monument to Anglo-Saxon ingenuity - one sound, four letters, and you have to guess which one to pronounce’ (SR 174)). La grammaire le fourvoie tout autant :

The nouns and the verbs often stood at cross-purposes in my remarks, and the adjectives and adverbs interchanged positions, regardless of consequences.(AMRFJ 275 ; 315)’

La déstabilisation de la langue se poursuit avec des inversions de sens. Le sujet est ballotté d'une direction à l'autre, séparé du sens (‘split’(AMR FJ 315)). A nouveau, Salom Rizk se livre à une leçon de grammaire montrant le labyrinthe impossible dans lequel l'apprenti linguiste s'enfonce avec peu d'espoir d'en sortir vainqueur : le minotaure qu'est la langue anglaise ne fait pas grâce aux combattants qui ne seraient pas prêts à l'affronter à leur corps défendant. Struggle revient régulièrement sous les plumes, combat à mener plusieurs fois si l'on en croit le titre du chapitre linguistique de Salom Rizk : Stuggles with English 948 . Tout ce chaos (SR 174), tout ce désordre (‘mess’ (SR 173)) sont constamment à mettre en ordre (‘forming and reforming English sentences [...] mentally cutting out the wrong word, correcting the faulty structure’(EA ATS 49)). C'est le sujet qui chaque fois est formé ou reformé puisque chaque faute est vécue comme une blessure (‘stabs wounding my pride’ (EA ATS 49)).

Cependant, il serait dangereux de renoncer à la lutte et de se créer un code personnel. La tentation est grande pour éviter la confrontation. Salom Rizk connaît une brève période où en jouant sur diverses intonations, le mot hello tient lieu de toute une série de signifiés :.

It was an omnibus expression providing emotional outlet for every type of explosion or distress. If something puzzled me it was « Hello? » If something went wrong it was « Hello! » If something went terribly wrong it was a shouted, angry « Hello!! Hello!!! (SR 160)’

Le sujet risque de s'enfermer dans son propre discours et de se couper, plus sûrement qu'en massacrant la grammaire, de l'Autre, puisqu'ils n'auront plus de langue commune.

Notes
948.

voir aussi AMR FJ 252-255