b - Passage.

In the first place, I wasn't learning the language. To spare me embarrassment as well as to expedite conversation between us, my Syrian friends were speaking to me in my own tongue. [...] In the second place, I was afraid of Americans. [...] Get away to the small towns around here where there aren't any Syrians and sell oriental rugs to the Americans. Then you'll have to learn English.(SR152-153)’

Comment s'opère le passage d'une langue à l'autre? Il est un moment où le sujet prend conscience que seule une immersion totale dans le milieu linguistique peut donner une chance au sujet. Pour les immigrés, l'accueil de la communauté à l'arrivée en Occident est à double tranchant : d'un côté, elle donne une base de nouveau départ mais elle peut aussi être un lieu d'enfermement, de reproduction des schémas anciens, ce qui peut être rassurant pour les moins entreprenants. Il semble que ce soit la rupture avec la communauté qui libère pleinement le sujet (‘my being entirely cut off from using the Arabic language was my greatest aid in acquiring English.’ (AMR FJ 28)). Le contact avec les autochtones (‘American housewives in the little country towns’(SR 153)) fait de l'anglais une langue vivante (‘It poured into me from the lips of living men in all the walks of life’(AMR FJ 28)) ( on remarquera la répétition de living , life ) et non plus une langue livresque, souvent apprise dans la Bible.

La Bible, précisément est un des moyens de passage privilégiés d'une langue à l'autre. La juxtaposition des textes bibliques en anglais et en arabe permet de repérer un certain nombre de mots, d'autant que, d'après Abraham Mitrie Rihbany, la Bible est pétrie d'orientalisme, donc facile à déchiffrer par un Arabe. (AMR FJ 281-282). Il s'agit là d'apprentissage par la traduction. En fait, il est difficile d'aborder l'autre langue directement sans d'abord s'ancrer dans sa propre langue. Dans la mesure où l'autre langue n'est que chaos et désordre (SR 173-174), la pensée qui s'y exprimerait serait elle-même chaotique et désordonnée. Alors, le sujet pense dans sa langue d'origine (‘I was still doing most of my thinking in Syrian(SR 165)) puis traduit cette pensée dans l'autre langue, la plupart du temps littéralement (AMR FJ 257 ; 275), méthode qui est totalement inadéquate à faire passer le message (AMR FJ 289), dans la mesure où les deux structures linguistiques sont radicalement différentes et ne supportent pas la littéralité. Le calque est impossible et il est générateur d'incompréhension, car il est improbable que deux signifiants issus de cultures aussi différentes débouchent sur le même signifié et la solution ne se trouve pas dans le dictionnaire (EA ATS 33; SR 215). Tzvetan Todorov, à propos de sa traduction d'un de ses ouvrages, confie :

Je me suis vu dans l'incapacité d'affirmer la même proposition, puisque, en changeant de langue, je changeais d'auditoire. [...] Ce discours que je produisais dans une langue avait une orientation, une intention qu'il ne pouvait avoir de façon semblable dans l'autre, ce qui m'était pénible, c'est que cette traduction m'obligeait à changer d'identité, à assumer une position autre. 949

Le sujet est condamné à un impossible ajustement, impossible puisque dans ce processus de traduction qui n'est pas tout à fait simultanée, le sujet est toujours en décalage, entre les deux langues, jamais tout à fait ni dans l'une ni dans l'autre, toujours un peu hors de son dire, hors de lui. Dans cet interstice, il y a comme un temps mort - par opposition à la vie de la langue parlée par la(les) communauté(s) de part et d'autre. Il y a quelque chose qui doit être comblé au plus vite afin que le sujet ne disparaisse pas de la langue des vivants. Le vide laissé par la langue quittée ne peut être comblé par la langue adoptée. La traduction serait le sarcophage 950 construit autour de ce vide, seul centre d'un sujet par ailleurs décentré.

Tzvetan Todorov parle également de la recherche d'un équivalent fonctionnel plutôt que d'une identité grammaticale et sémantique 951 . L'interprétation serait-elle une position plus confortable pour le sujet? Interpréter, c'est expliquer, rendre clair, donner un sens à quelque chose, tirer une signification de quelque chose. L'interprète fait passer un sens d'une langue dans l'autre . Ainsi le sujet conserve sa maîtrise et sa continuité. Edward Atiyah est interprète au Soudan (EA ATS 156), comme Asaad Y. Kayat, il sert de truchement, la figure typique du drogman, de l'arabe . Mais le truchement, c'est celui qui parle à la place d'un autre.

Dans ce truchement-là, quelqu'un perd la parole et quelqu'un d’autre se l'approprie. A devenir interprète, le sujet perdrait une partie de lui-même. On peut penser que c'est de cela qu'il s'agit lorsque Abraham Mitrie Rihbany parle de rétrécissement au moment où il passe de sa langue maternelle à l'anglais: When I was first compelled to set aside my mother tongue and use English exclusively as my medium of expression, the sphere of my life seemed to shrink to a very small disk’ (AMR FJ 255). (On remarquera en passant medium, autre signifiant de l'intermédiaire.)

C'est cette perte, ce manque, qu'il faut que le sujet subisse et assume pour devenir maître de la langue nouvelle (‘my resolve to master it and make it my own’ (EA ATS 49)). Le passage est long, difficile, dangereux, comme toute initiation (dans le sens d'une introduction à la connaissance des mystères sacrés). Cette initiation prend la forme d'une descente aux enfers :

Cast off into space, standing above this wild, mad din, in the center of this dungeon of death, this sour, sickening odor of dirty pig and dead blood, removed from all human company as if rotting in a cell. I wondered how I was going to learn English here...(SR 139)’

Dans le passage, dans le trou sans langue ni parole, le sujet est écorché vif et mis à l'épreuve. La tentation du retour en arrière est forte : ‘my mind went back to those far off days in Syria...’(SR 139), mais le retour à la langue d'origine semble impossible car la folie guette (Hassan qui est revenu à Ain Arab se frappe la tête avec un marteau pour en faire sortir les démons (SR 167). Pour sortir du passage, il se présente de faux guides, de fausses pistes. Le psittacisme en est une : ‘Joe [...] taught me to parrot stock phrases in the lore of the tapestry salesman(SR 155).Mais cette imitation ne mène pas très loin, répétition sans progression, enfermant le sujet dans un espace langagier restreint qui le contraint dans un rôle sans lui donner accès à une quelconque maîtrise de sa parole. Du côté des bons guides, sont les maîtres qui transmettent leur savoir. Cependant, il est des maîtres inadéquats dont les connaissances limitées renvoient à la langue de départ : le maître de Salom Rizk incapable de lire la lettre en anglais découvre le deuxième feuillet en arabe (SR 80-81), et ce faisant renvoie ainsi Salom à son inexistence (de ‘somebody who counted’(SR 80) à ‘I wasn't worth killing’(SR 81)):l'initiation échoue, par le défaut du maître. Les bons maîtres sont ceux qui enseignent les fondements de la langue, en les adaptant à l'élève (George Haddad suit des cours du soir pour étrangers (GH 123)), et ceux qui font entrer les étrangers progressivement dans la langue. (‘…Jim patiently, humorously explaining things in words I could understand. You could tell he was used to talking to people who didn't know his language.’(SR 164)).Ce sont ces bons maîtres, qui incluent l'étranger dans le système linguistique nouveau, qui donnent la clé des signes sacrés qui ouvrent l'accès à la langue d'adoption :‘My two companions helped me to understand the more difficult of the sacred words. [...] They unsealed to my understanding the meanings of the words...’(AMR FJ 190-191).Si l'initiation réussit, lesujet peut abandonner le langage des signes, limité, car les signes sont codifiés : si certains sont universels (le signe qui indique la folie (SR 134)), la plupart demeurent incompréhensibles puisqu'ils ne font référence à aucune expérience connue ( Salom Rizk aux abattoirs ne comprend pas les signes des autres ouvriers qui ne comprennent pas les siens (SR 134-136)). Les signes font référence à une certaine représentation du monde, qui est liée à la parole. Si l'initiation est réussie, le sujet accède à la Parole.

Notes
949.

cité in Meddeb, Abdelwahab. Du Bilinguisme. p. 28-29.

950.

Voir Formentelli, Eliane. «Bilinguisme et poésie.» Du Bilinguisme. p. 107.

951.

Cité in Meddeb, Abdelwahab. Du Bilinguisme. p.28.