c – Bilan.

I have made English my language in which I can speak and write as well as most educated Englismen.(EA ATS 124)’

Les auteurs qui nous concernent sont tous sortis vainqueurs de l'épreuve, à l'exception peut-être de George Haddad qui a besoin de l'aide de sa fille pour écrire son autobiographie. En regard du titre du livre, on voit une photo où George Haddad assis sur un fauteuil est entouré de ses enfants et, de façon caractéristique, sa fille a la main posée sur son épaule, comme pour le guider et le protéger : inversion de l'ordre symbolique déjà mentionnée, qu'on retrouve dans la formule ‘adopted tongue’(AMR FJ 256).Cette adoption, ce ton possessif montrent la maîtrise de la langue par le sujet.

Fig. 8. GH.
Fig. 8. GH.

Pour le bien prouver, et pour montrer leur relation d'amour avec la langue, certains jouent avec les mots. Comment mieux maîtriser la langue nouvelle qu'en jouant à imiter ses balbutiements. Seul un regard rétrospectif sur la façon dont on a écorché la langue au début peut donner lieu à ces imitations savoureuses que livrent Salom Rizk ou William Peter Blatty (WPB WMJ 153). Le sujet parlant correctement anglais se met en scène, introduisant une distance, se dédoublant en quelque sorte lorsqu'il se montre parlant incorrectement ce même anglais : il est à la fois celui-ci et celui-là, l'ironie cherchant à éloigner celui qui parle incorrectement, le désignant comme Autre, comme si le sujet cherchait à renier une partie de lui-même, celle d'avant l'accession à la langue anglaise. Qu'il veut cette partie de lui-même Autre apparaît lorsqu'il met en scène d'autres étrangers massacrant l'anglais: un retaurateur grec (SR 185-186), un Français rencontré à Paris (SR 241), voire sa propre mère dans le cas de William Peter Blatty. Transcrire la mauvaise prononciation et la syntaxe chaotique leur procure un vrai bonheur. Mais il faut y voir plus qu'un jeu : une revanche. Le chapitre où Salom Rizk expose sa relecture de la grammaire anglaise dont il souligne les contradictions, les pièges et autres traquenards, le montre du côté des maîtres, de ceux qui peuvent à leur tour initier. Pour William Peter Blatty, le jeu sur son nom et son prénom est aussi une affirmation de son statut de sujet :.

‘I would explain that « blatt » was a Lebanese word meaning tiles. [...] « Blad-dy? That ain't a NAME - that's a TOILET. »(WPB WMJ28)’

Le jeu se poursuit déclinant Blatty /Bladdy/bladder; son nom le désigne comme objet. Or la revanche vient de la prononciation maternelle de William, ‘Will-yam’ (WPB WMJ 17) qui donne Will I am : je suis une volonté.

Petite revanche également à dénoncer l'incapacité des anglophones à maîtriser l'arabe :

In my early struggles with English, I derived much negative consolation from the mistakes Americans made in pronouncing my name. None of them could pronounce it correctly - Rih-ba'-ny - without my assistance. I have been called Rib'beny, Richbany, Ribary, Laborny, Rabonie, and many other names... (AMR FJ 257)’

C'est lui qui là est le maître du jeu, le maître de la langue (without my assistance). L'anglophone est ici en position d'infériorité et si le sujet étranger ne se sent pas nécessairement supérieur (negative consolation), il est sur un pied d'égalité avec l'Autre. On retrouve ce sentiment quand ils montrent la logique de l'arabe par rapport à l'anglais.

Le jeu de mot est sans doute la meilleure façon de montrer la maîtrise de la langue. Ihab Hassan fait quelques jeux de mots assez faciles sur date (datte et rendez-vous) et jam (embouteillage et confiture) (IH OOE 12) pour montrer justement la différence de connaissance de la langue entre l'adolescent et l'adulte. Mais c'est Salom Rizk qui livre le plus intéressant :

« Sam, congralutions. You won. »
«
I one? »
«
Yes, you won » . Isn't that wonderful? »
«
I one? Sure I one. I am not two. » [...] So I had first place! I one. This English language had a little logic to it after all. [...] It was onederful. » (SR 182)’

Cette affirmation de l'unité du sujet (one) après qu'il a remporté un concours d'éloquence est la meilleure façon de dire l'étroite relation entre langue, parole, sujet.

Mais peut-on pour autant penser la bataille de la langue gagnée définitivement? Peut-on affirmer le sujet définitivement un? Cette victoire semble illusoire et éphémère. L'accent étranger subsiste :

Your emphasizing the wrong word or syllable now and then gives your message a pleasant flavor. (AMR FJ 315)’

L'exotisme oriental réapparaît, sympathique, mais renvoyant celui qui parle à son altérité. Salom Rizk, vainqueur d'un instant, est déclassé quelques jours plus tard pour cause d'accent dans un discours intitulé ‘The Immigrant speaks’ (SR 183), ironie des ironies! Lui aussi est rejeté du côté d'où il vient, de l'autre côté de la langue. Ihab Hassan porte, comme un trophée, son inadaptation à toutes ses langues :‘I have [...] no mimetic sense. I seem to speak all languages with a slight accent’(IH RPF 397 et IH OOE 3) 952  : je est un Autre et il clame son altérité.

Le combat avec (contre?) la nouvelle langue n'est jamais terminé (AMR FJ 255) et le sujet est condamné à flotter entre ses deux langues :

I was tossed between the two extremes and very often « split the difference » by taking a middle course. (AMR FJ 256) 953

Il semble exilé dans l'une comme dans l'autre, guetté par la folie s'il retourne à la première, frappé d'altérité parce qu'il n'est pas totalement adopté par l'autre. Et toujours rôde la menace de dédoublement, d'éclatement, voire de disparition du sujet.

Notes
952.

Voir Memmi, Albert. Portrait. p. 128

953.

Voir Formentelli, Eliane. Du Bilinguisme . p.108 : « Le jeu autour de l'autre langue demeure un bord, une berge où laisser hésiter la langue, comme un entre-deux mers ».