b - Les mots arabes.

Quels sont donc les mots ou expressions arabes qui s'immiscent dans le texte anglais? Une première catégorie regroupe un vocabulaire ayant trait à la structure sociale, à la nationalité et à la religion. La deuxième catégorie rassemble les champs sémantiques de la nourriture, de l'habillement et de la ruralité. On repère un troisième groupe qui concerne les noms propres (noms de personnes et noms de lieux).

L'arabe langue de la Loi apparaît dans la désignation d'un certain nombre d'acteurs officiels de la société : Pasha, Khedive, Wali, Omda, Sheikh.... La structure sociale transparaît dans les quelques titres donnés lors d'échanges : Effendi, Sidi, Sitt... Quelques professions sont également désignées en arabe, la plus fréquente étant fellah 960 . Le muezzin appartient à cette catégorie ainsi qu’à la catégorie religieuse, où l'on trouve nommés quelques éléments architecturaux de la mosquée ou de l'église orthodoxe, quelques-unes des créatures célestes (houri, jinn, afreet...) autour de Dieu (Allah), des protestants (brustant) et des infidèles et impies (kuffar). Le signifiant de Dieu est surtout présent dans des expressions qu'Abraham Mitrie Rihbany se plait à dire bibliques, puisqu'elles en appellent sans cesse au nom de Dieu. Mais ce sont surtout les nationalités qui sont écrites en arabe : effrenjee, frangi, rumi, ingliz... mais aussi baladi. La plupart ne sont pas traduits; il est vrai qu'il n'y a pas d'équivalence pour un certain nombre de ces fonctions et de ces termes religieux dont le signifiant est passé dans la langue étrangère courante. Pour les nationalités, leur transparence est trompeuse (un calque serait un contresens) pour les raisons exposées auparavant. Ainsi Edward Atiyah explique que Ingliz signifie protestant (EA ATS 2), Ihab Hassan que effrenjee veut dire étranger (IH OOE 80) et Abraham Mitrie Rihbany précise que ce sont des étrangers européens (AMR FJ 68). Edward Atiyah, à un moment critique de sa relation avec les Britanniques revient sur le sens de effendi :

The British tutors were called « Mr. » , and the non-British staff were called « Effendi » , roughly the equivalent of « Mr. » in the Near East, but more particularly the Turkish designation for a government official.(EA ATS 137)’

Effendi est porté comme une marque d'infamie, lui signifiant qu'il n'appartient pas au cercle britannique.

Dans la deuxième catégorie, beaucoup plus vaste par le nombre de signifiants arabes qu'elle comporte, on trouve les vêtements qui font partie du décor orientaliste avec un certain nombre de signifiants qui sont des éléments du lexique européen depuis la fin du dix-huitième ou le début du dix-neuvième siècles, ce qui correspond à la vogue des voyages en Orient : fez, tarbouche, caftan, keffieh, gallabieh... D'autres, un peu moins courants, parsèment les textes : ghimbaz, jibba, ysmack... Le plus souvent, une explication fait comprendre ce dont il s'agit. C'est la nourriture qui est la plus présente avec une série de termes désignant des mets dont la nature est expliquée. C'est probablement le vécu le plus intime et le plus difficile à rendre dans une autre langue. Tétragone n'a rien du pouvoir évocateur de melukhi'ya. C'est ainsi que le livret de recettes syriennes de Mme George Haddad ajouté en annexe à l'autobiographie de son mari n'a rien d'exotique, en grande partie parce qu'aucun nom de recettes n'est en arabe : la désignation descriptive : ‘rice soup with dressing’(GH 137),‘baked mashed potatoes’(GH 150), ‘corn starch pudding’ (GH 168)n'a pas le pouvoir de susciter l'imaginaire. La texture du mot arabe suggère la texture du plat, la texture du milieu familial où il est confectionné. Ce milieu est le plus souvent rural; même pour les citadins, le village dans la montagne (Edward Atiyah) ou la propriété à la campagne (Ihab Hassan) est un lieu positif, un espace où libérer leur imaginaire, au rythme des sakiah ou autre shadoof. La campagne est peuplée d'animaux, souvent liés à des peurs enfantines (‘Stay away from that cellar, it's full of wotwat (bats). [...] In panic, I [...] keep running till I fall down sobbing on the sunny lawn.(IH OOE 32)), ou à un inconnu inquiétant (les khanzir (cochons) de Salom Rizk nouvellement introduits au village).

Ces mots sont liés à l'enfance, à une expérience vécue dans cette langue arabe quittée plus tard dans la vie. Chez Edward Atiyah qui se veut anglais, anglicisé très tôt, on ne relève pas de ces mots du vécu enfantin, alors qu'ils sont plus nombreux chez Ihab Hassan qui ressasse son enfance pour tenter de s'en défaire. Le lexique des structures sociales, politiques et religieuses est plus spécifique à l'adulte qui recrée la hiérarchie socio-politique dans laquelle il a vécu et où il a été formé.

Un autre champ est très exploré : celui de la géographie. Les noms de lieux sont presque toujours traduits comme ‘«Ain Arab» - literally, Arab's Spring’(SR 28),‘Tel Zaatar, Hill of Thyme’(FT SE 151)... ce qui a pour effet de chosifier ces noms de lieux, de les rendre à leur signifié. Le même procédé est appliqué aux prénoms (‘a daughter whom he named Lulu, which in Arabic means «pearls»’(FMA 216)) et aux noms : ‘I re-read the RUBA'IYA'T of OMAR THE TENT MAKER’(FMA 91);le sujet devient un objet et est nié. William Peter Blatty dont on se souvient que le nom signifie carreau, dalle, se livre à une série de manipulations sur les noms des personnages qu'il met en scène, les réduisant à une chose (‘Garbagehead Arigo or Banana legs Scalisi’(WPB WMJ 28), ‘global syndrome’(WPB WMJ 213....)). Ainsi l'arabe est nié en tant que sujet comme le monde dans lequel il vit est réifié : réduction qui rappelle celle qu'opère l'imaginaire occidental.

A ces mots et noms propres, il convient d’ajouter un certain nombre d'expressions, formules de politesse, de vœux, expressions d'émotions diverses, dans cette belle langue métaphorique (‘ya meet ahla wsahla (the people and the plains are yours!)’(SR 123)) qui en appelle toujours à Dieu pour bénir ou maudire son interlocuteur, souvent des instantanés de vie arrachés au passé, comme une photographie vocale.

Tous ces mots et expressions reçoivent des traitements divers. Leur irruption dans le texte n'est pas toujours signalée par les signes typographiques conventionnels, ce qui a pour effet de les fondre dans la langue d'accueil dans laquelle ils apparaissent moins hétérogènes. S'ils sont marqués comme corps étrangers, ce qui introduit une rupture dans la graphie du texte, ils sont souvent assimilés aux autres mots étrangers qui émaillent le texte : Ihab Hassan traite pareillement mots arabes et mots français, les deux langues de ses parents qu'il a fuies. Parfois ils sont accompagnés d'une traduction. Abraham Mitrie Rihbany donne systématiquement une traduction, même de mots aussi connus que narghilé (dont il faut signaler qu'il apparaît dans tous les textes, comme cliché de l'Orient). Quand la traduction est impossible, le mot est expliqué, parfois longuement (onze lignes servent à dire ce qu'est le leben : sa fabrication et son interprétation biblique (AMR FJ 164)). Mais il arrive qu'ils ne fassent l'objet d'aucune traduction ni explication. Salom Rizk ne traduit pas tanur, le four du village dans lequel il passe plusieurs nuits, alors que ce mot ne fait pas partie des clichés connus des Occidentaux. Or ce four lui sert de foyer, de sein maternel de substitution : peut-on dire le sein maternel en une autre langue que la langue dite maternelle? Le mot se glisse dans l'autre langue et dit ce que cette langue étrangère ne peut dire d'une expérience qui ne passe pas par la parole. Un certain nombre de mots arabes sont acclimatés, ou accommodés à la sauce grammaticale anglaise. Des pluriels anglais (-s) s'adjoignent parfois : Qawwals (EA ATS 35), efrangeyas (IH OOE 80),quand ce ne sont pas des formes de participe passé (-ed) : kohled (IH OOE 5), des infinitifs (to niksab, to binzael... (FT SE 136) ou des suffixes comme dans pashadom (GMW vol. 1 77). Ceci a pour effet de les faire passer pour anglais en leur enlevant une part de leur altérité. Ajoutons que la translittération est fantaisiste. Qu'elle varie d'un auteur à l'autre n'a rien d'étrange - c'est toujours le cas à l'heure actuelle, même parmi les spécialistes du monde arabe. Ce qui est plus étrange, c'est qu'elle varie chez un même auteur, dans un même texte. Gregory M. Wortabet a même plusieurs orthographes pour Beyrouth : Bayroot et Beyrout (GMW vol.1 258). Souk Wady Barada (GMW vol. 1 173) et Sook El Bazrikan (GMW vol. 1 181), EL Hamdlullah (GMW vol. 1 233) et Hamd Ullah (GMW vol. 1 241) et fellaheen (IH OOE 55) et fellahin (IH OOE 70)... pourraient dénoter un certain laisser-aller, à moins que le passage d'une langue orale (celle de l'enfance) à une langue écrite ne perturbe quelque peu la représentation que le sujet se fait de la chose en question.

Penelope Lively, de retour en Egypte après de nombreuses années, vit cette solidification des sons, cette fixation des mots éminemment perturbante.

There is something awry, seeing these words in print. And what is awry, I realize, is that they should be in cold print at all. They were sounds, not sequences of letters on a page. I knew them before I could read, or write, and knew them thus in the way that children first know words - as recognizable sounds surfacing from the babble which bombards them. And because for more than fifty years these particular words have lain dormant in my head, I can hear them again now with that inner ear- as pure language floating free of the complications of writing or of spelling. To see them on the page is a shock. 961

L'écriture dans la langue étrangère dérange d'autant plus la représentation qu'elle passe par un système graphique complètement étranger aux sons originaux. La seule transcription de souk pose problème puisque le (qaf) n'a pas d'équivalent en anglais. Fawaz Turki rapporte cette anecdote: ‘The « k » sound is pronounced « ch » and « PLO » is a mouthful, because the letter « p » does not exist in our language. What they come up with is « welchom, welchome beagle-go. » (FT SE 140). Le flottement dans l'inadéquation des sons introduit une distance entre son arabe et graphie anglaise qui va se retrouver entre la chose vécue dans une langue et représentée dans une autre : cette crise de la représentation introduit une faille dans le sujet.

Notes
960.

Il vaudrait probablement mieux parler de catégorie sociale que de profession.

961.

Lively, Penelope. Oleander. p. 73-74.