c - Effet des traces.

Quelle que soit la façon dont le mot étranger est introduit dans l'autre langue, les deux langues sont affectées. L’introduction dans le schéma anglais de mots dont l'accentuation répond à un autre schéma produit une perturbation du rythme de la phrase anglaise. Peut-on imaginer qu'un mot comme narghilé ou tarboosh soit prononcé de la même manière par le sujet arabe que par le sujet anglais (mentalement lors de l'écriture) ? Accent et longueur des syllabes sont en effet différents. La respiration est modifiée et la phrase déstabilisée. De même, la contiguïté de deux types de phonèmes crée un déséquilibre, une rupture dans l'organisation phonique de la phrase. Le mot hétérogène même déguisé (soit qu'il ne soit pas signalé, soit qu'il soit anglicisé) ne parvient jamais à passer totalement inaperçu. Il est modifié par sa place dans cette nouvelle combinatoire 962 : articulé avec des mots auxquels il n'a pas l'habitude d'être confronté, avec un réseau de connotations et dénotations nouveau, avec des homo- ou hétéro-phonies nouvelles, il devient un signifiant nouveau, renouvelé, dont les ramifications s'étendent dans les deux langues. On citera à nouveau Blatty et la jouissance de Salom Rizk devant le sens augmenté de la formule de bienvenue traditionnelle :

« YA MEET AHLA WSAHLA! » The warmth and hospitality of those words cannot be put into any other language. Literally, they mean, « the people and the plains are yours » . I had heard them countless times in Syria , almost as many times as we had guests, but now they took on a new and richer meaning. [...]. How rich with new meaning those ancient words of welcome had become - as if all of America, body and spirit, had been poured into them.(SR 123-127)’

Ce sens nouveau est donné à la formule par une traduction légèrement erronée: ni « ahla » ni « sahla » ne sont des pluriels; dans la forme grammaticale correcte, ce sont des noms d'action tirés de la racine. Une lègère inflexion modifie le sens, lui donnant une ampleur que la formule n'a pas. La juxtaposition du signifiant arabe et d'un ou plusieurs signifiés anglais affecte toujours le signifié original : le signifiant arabe, déformé par la graphie anglaise se voit réfléchi dans une forme encore plus décalée (dans la traduction ou explication donnée). Ces décalages successifs l'éloignent de son point d'origine, sans pour autant l'intégrer totalement à la langue d'accueil. Cette dernière se voit pourtant enrichie par cet apport de signifiants nouveaux qui élargissent son champ : les mêmes signifiants en nombre limité peuvent-ils rendre compte d'une multiplicité de signifiés au risque de réduire la réalité à quelques stéréotypes? Nommer l'Orient en anglais n'est-il pas une façon de le réduire à une vision anglocentrée structurée par cette langue seule? L'Orient étant autre, son altérité n'est-elle pas mieux dite par ces mots arabes qui en sont issus et qui viennent compléter et réajuster le dit anglais. La première langue, en ce sens, travaille la deuxième et la pousse plus avant dans sa définition du monde, la forçant à reconnaître la complexité de la réalité, d'autant que le sujet ici participe de deux mondes qui ne s'excluent pas : une seule langue le diviserait, l'amputerait d'une partie de lui-même.

D'où vient cette voix autre qui fait violence au texte anglais en le déchirant? D'où vient cette voix qui hante la voix anglaise du sujet qui l'a gagnée, cette voix anglaise, de haute lutte? Ce sujet est hors de son territoire d'origine, mais peut-il être, de la même façon, hors de sa langue première 963  ? Ne faudrait-il pas plutôt parler d'une langue engloutie sous des strates exiliques 964  ? Les efforts pour maîtriser l'anglais, pour se conformer au modèle occidental, ne suffisent pas à gommer un passé arabe :

I trust [...] that all the readers [...] will make allowance for my education and national style of expression.(GMW vol. 1 XVI)’

Cet appel à l’indulgence de Gregory M. Wortabet vient juste après qu'il a expliqué que son texte a été écrit sans aide, à la fin de journées épuisantes, sans être retravaillé ensuite : ce qui laisse supposer qu'il donne à lire un texte brut où fautes et maladresses sont apparentes, ces failles et ces déchirures dues à son éducation, à sa formation en arabe. Formé dans une langue (ou plusieurs langues), le sujet peut-il être entièrement re-formé dans une autre langue? Est-il suffisamment plastique pour ne rien garder de la première forme?

Si l'on reconsidère ces traces de la langue première, elles sont là où il y a un problème : au lieu de la définition du sujet entre deux systèmes politico-sociaux, l'un religieux, l'autre national; au lieu de l'impossible rupture avec le passé, avec la mère; au lieu de la désignation du sujet, c'est-à-dire sa nomination. Ces résurgences de la langue première sont les témoins d'une souffrance; elles viennent comme des cris, par leur brièveté et leur soudaineté, interrompre une surface lisse où le sujet prétend être en adéquation avec sa nouvelle identité (le fit de Salom Rizk). Des profondeurs du sujet s'élève ce cri qui signale la souffrance de la langue natale qu'on a fait taire, pour qu'elle taise les angoisses et le mal-être de l'époque où elle était la seule langue. Son silence creuse, à la manière d'une cicatrice qui s'infecte, un vide autour duquel le sujet construit un monument pour étouffer le cri dont l'écho parvient à franchir les épaisseurs de la construction. Même la pyramide complexe d'Ihab Hassan avec ses passages et ses chambres secrets ne contient pas l'écho de ce cri qui se répercute de paroi en paroi, se déforme pour mieux se reformer. La page déconstruite avec ses polices de caractères multiples et ses signes calligraphiques qui sont de fausses lettres (IH RPF 116-117 entre autres) ne fait que laisser ouverte une faille (IH RPF 161) d'où peut surgir la voix d'un passé enterré vivant. Ce sont des parcelles de souffrance, mais aussi de jouissance qui remontent à la surface et une certaine culpabilité d'avoir tenté de se débarrasser de cet héritage qu'est la langue des ancêtres. La pyramide, malgré ce qu'Ihab Hassan voudrait croire, n'est pas construite au milieu d'un paysage désert et le sphinx a une bouche (IH OOE 2). Il y a du vide, certes, mais au centre et non autour. Autour, il y a l'autobiographie en langue anglaise.

Fig. 9. IH
Fig. 9. IH RPF 131.
Fig. 10. IH
Fig. 10. IH RPF 33.
Fig. 11. IH
Fig. 11. IH RPF121.
Fig. 12. IH
Fig. 12. IH RPF 120-121.
Notes
962.

Voir de Saussure, Ferdinand. Cours de linguistique générale . p. 25.

963.

Voir Bonfour, Abdallah. «Sur les traces du hors-la-langue, ou variations sur l'inter-langue.»Du Bilinguisme. p. 145.

964.

Hassoun, Jacques. «Eloge de la dysharmonie. Du Bilinguisme. p. 69.