A - DE MEKTOUB A JE M’ECRIS.

Il est dit qu'on ne crée jamais dans une langue étrangère, ce qui implique que l'on n'utilise que des formes littéraires construites. Dans sa réflexion sur la vocation de la littérature coloniale, Jean-Marc Moura suggère que cette écriture serait l'apanage d'INDIGENES ayant intériorisé les schèmes coloniaux au point de parler de leur pays dans les termes des colons français, non plus donc des sujets de leur propre histoire, mais les récitants d'une conception métropolitaine de cette histoire. 967 Pierre Bourdieu abonde dans ce sens lorsqu'il écrit que les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. 968 Philippe Lejeune ajoute que la prise de parole/plume pour ces classes ou individus dominés, colonisés, correspond à un acte d'assimilation à la culture dominante 969 et qu'elle passe nécessairement par des schémas constitués.

Dans la littérature arabe moderne, le nombre des autobiographies est relativement limité. Certains arabistes attribuent ce fait au statut du sujet dans une culture profondément marquée par la religion musulmane :

L'analyse de soi, à moins qu'elle ne soit fondée sur l'expérience religieuse, est rare dans la littérature classique, même dans la biographie et surtout dans l'autobiographie, une discrétion impénétrable voile ce qui nous semble la vie de l'esprit à proprement parler et place l'étude descriptive au premier plan. L'irrépétable, l'unique dans l'expérience intérieure est rarement décrit et, soupçonne-t-on, rarement observé et saisi, intentionnellement. Parce que l'homme, à le comprendre correctement, n'est pas un agent libre, son activité et ses mouvements ne reçoivent de sens véritable que par le biais de sa relation à Dieu, en sa qualité de croyant. La nature de l'homme n'a besoin d'être comprise qu'à la lumière et selon la mesure de la révélation coranique. 970

Si c'est écrit,() (participe passé passif), pourquoi l'individu prendrait-il la plume pour (s')écrire (voie active)?

Cependant, il existe un certain nombre d'autobiographies en arabe datant de la même époque que celle où nos auteurs écrivent. Des figures de proue de la pensée arabe moderne ont écrit leur vie, Jurgi Zaydan, Salama Musa, Ahmed Amin, Mikhail Naimy, Taha Hussein... Ils se posent en témoins de leur époque, voire en exemples :

Why do I publish MY LIFE? [...] It may benefit a reader today and help a historian tomorrow. 971

Ils sont affectés par leur époque et l’affectent différemment et leurs textes leur permettent parfois de règler des comptes avec l'histoire :

This life story is the justification of my attitude towards this society. It is an attitude of protest and opposition. I am writing this in order to settle my account with history. 972

En ceci, leurs propos peuvent sembler assez proches de ceux de nos auteurs, à la différence que les nôtres ne sont pas des auteurs célèbres, ni des penseurs connus : ce sont des n'importe qui, voire des moins que rien si l'on songe à Salom Rizk à l'origine. Il n'empêche que la place du sujet dans l'histoire est une de leurs préoccupations majeures : il arrive même que l'Histoire se substitue au sujet, ou que le sujet s'efface devant l'Histoire.

Jurjî Zaydân, the author of the earliest autobiography (1908, published sixty years later) in this century, referred to it as sîrat hayâtî. Tâhâ Husayn provides no classification at all for his work (its first part published in 1926/7). Salâma Mûsâ uses both terms, tarjamah and sîrah, rather interchangeably in the preface to his autobiography (1947) but prefers the latter. Ahmad Amîn uses a technical term only once, tarjamah li-hayâtî preferring the title of the book, hayâtî, instead in the preface (1950). Mîkhâ'îl Nu 'ayma abstains from picking any term and his book (1959) runs a subtitle, hikâyat 'umr which seems void of any technical meaning. A recent book (1978) of the Egyptian head of state presents yet another variant in its title : al-bahth an al-dhât, qissat hayâtî . 973

du départ, de la coupure qui accompagne le passage d'une langue à l'autre, mais aussi du déplacement, des glissements qui s'opèrent lorsqu'on change de langue, de lieu, de point de vue. Quant à l'aspect d'identité, il n'est pas inintéressant de trouver self-created, une des pierres d'angle de la construction autobiographique (le sujet s'écrit-il une histoire vraie ou fictive?). Si les écrivains d'expression arabe se défient des termes précis, c'est qu'ils les entraîneraient peut-être trop loin de leur projet didactique, idéologique, projet qui n'est d'ailleurs pas étranger aux autobiographies d'expression anglaise, mais il leur faut compter (à ces auteurs d’expression anglaise) composer avec leur problème d'identité en plus. Cependant le signifiant autobiography n'est pas très fréquent non plus dans les titres ou les sous-titres. Il apparaît d'ailleurs de façon assez impertinente chez George Haddad : Mt Lebanon to Vermont . Autobiography of George Haddad. Taken down by his daughter Emily Marie Haddad with the assistance of Berenice Rachel Tuttle.Cette autobiographie entre plutôt dans la catégorie que Philippe Lejeune intitule L'autobiographie de ceux qui n'écrivent pas, et dont il dit : on leur « donne la parole » : c'est-à-dire qu'on la leur prend, pour en faire de l'écriture. 974 D'ailleurs George Haddad et Emily Marie Haddad sont inscrits dans la même taille et la même police de caractères. On assiste ici à un détournement du sens d'autobiographie : il n'est même pas si sûr qu'on puisse parler d' hétérobiographie 975 dans la mesure où le texte reste extrêmement extérieur au personnage central.

Si autobiographie est liée, étymologiquement à écriture (/), il semble y avoir un déplacement vers la parole (la tradition orale si souvent mentionnée dans les textes) : A Voice from Lebanon , An Arab Tells His Story . De même, si le pacte autobiographique suppose une première personne 976 , les sujets dans les titres demeurent résolument des troisièmes personnes singulières, collectives (‘a Palestinian Family) ou plurielles (The Disinherited). Quand il est question de la vie (), comme dans A Bedouin Boyhood, l'article indéfini la distancie d'une potentielle première personne. Les titres anglais cultivent la distance : A Far Journey , A Bridge Through Time , au lieu de resserrer les éléments comme le fait le signifiant autobiographie, qui soude écriture, vie et sujet de façon indissociable. Ce bref échantillon de titres laisse entrevoir une des pistes de la problématique des autobiographies des écrivains arabes d'expression anglaise : l'éparpillement, le morcellement, le jeu (faille, rupture, trait de partage...) entre celui qui écrit et celui qui est écrit, entre celui qui écrit je en anglais et celui qui a vécu cette histoire en arabe.

Cet apparent chaos trouve dans l'autobiographie une structure normalisante. En effet, l'écriture autobiographique répond à un certain nombre de critères qui ne laissent pas l'autobiographe libre de son texte. Il y a un encodage artificiel d'une séquence exemplaire qui se substitue aux souvenirs de l'auteur 977 . L'ordre et le contenu du récit sont prédéterminés et répondent à un questionnaire implicite commun à tous les récits autobiographiques : origines (pays d'origine, milieu familial, social, culturel), récits d'enfances, éducation; départ, voyage, arrivée à l'étranger; conquête du nouveau monde; retour provisoire au pays d'origine; résolution (ou non) du conflit intérieur. Ce canevas correspond à une certaine conception du sujet, conception culturelle, fixée par les textes autobiographiques antérieurs. Cette reproduction du modèle assure en quelque sorte la pérennité de la culture dont il est le produit :

I know I have set forth nothing that is wholly new, for I fully realize that there is no truth that has not been expressed at one time or another in some form or manner. (FMA 362)

L'autobiographe en suivant la progression du questionnaire est non seulement assimilé à cette culture mais encore il devient porteur des vies des autobiographes préexistants : son je devient la somme des sujets qui l'ont précédé. Si l'on considère le texte d'Ihab Hassan, celui qui est le plus élaboré du point de vue littéraire, on remarque à quel point il est traversé par toute l'histoire de l'Egypte, entrecoupé de citations, d’auto-citations :

The reader may encounter here other distractions : quotations, brief interludes. In this time of imminent media, minds blend into minds, voices into voices. This is the burden of our intertextual, our gnostic, age. But some quotations here come from my previous work. Call it self-plagiarism or self-anthologizing; these citations still refract thoughts, moments, from another day.(IH OOE)’

Ainsi, ce serait déjà écrit, depuis toujours : mektoub! !. Et l'autobiographe ne serait qu'un scribe, le scribe accroupi (tel celui enfermé au Louvre) qui, à travers les siècles, porte la parole sacrée du dieu Thot, maître de l'écriture, de la parole et de la pensée :

Something unique was, still is, in this man [=the cross-legged scribe]'s keeping : delight, mastery, a gnostic power that has chosen the lineaments of a scribe to speak across the ages.(IH OOE 111)’
Fig. 13. Scribe accroupi. Saqqara. Ancien empire. Vème dynastie. (Musée du Louvre).
Fig. 13. Scribe accroupi. Saqqara. Ancien empire. Vème dynastie. (Musée du Louvre).

Parce qu'il est initié (et l'on revient à la notion de passage), parce que ses maîtres lui ont transmis la maîtrise des signes, il les pérennise par le simple fait d'écrire. Bien qu'il s'en défende (‘I simply «write» - without foreknowledge or primal recall’.(IH OOE 112)), il a les traits (‘lineaments’) (propres (IH OOE 94) et figurés) du scribe : ‘long, shapely fingers, subtle in their authority, hint aesthetic refinement in a body perhaps, too poised, too symmetrical, in its repose’(IH OOE 111) : la forme narrative qu'il a choisie (shapely, aesthetic) lui donne l'illusion (too) de maîtrise. Le poids de la tradition qu'il perpétue lui permet, le temps de l'écrire, de s'y croire inscrit à part entière.

Cette organisation particulière de l'écriture du sujet se fait en fonction d'une finalité préétablie :

A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières. Il est impossible de ranger les pièces, à qui n'a une forme du total en sa teste. 978

Cette finalité ne va pas sans faire problème dans la mesure où une autobiographie n'est qu'un extrait, un fragment de vie, à la différence d'une biographie, écrite de l'extérieur et traitant d'une vie achevée. Vers quoi tendent ces autobiographies? Finalité est paradoxalement le signifiant adéquat: ces textes vont vers une fin et c'est parce qu'elle est atteinte avec succès que ces textes sont :

A plan with a purpose to which a man could give his final loyalty. (EA ATS 221)

Les échecs comme ceux que rapportent Edward Atiyah ou Salom Rizk ne donnent pas lieu à des autobiographies. Ihab Hassan qui commence par un premier chapitre intitulé Beginnings and Ends, achève son texte par le chapitre Passages : le premier commence par la sortie d'Egypte, le dernier s'achève par ‘Out of Egypt’ (IH OOE 113), rappel du titre : fin d'un épisode de vie contenu dans la parenthèse qu'est le texte. La finalité de ce texte serait de montrer la fin de la vieille vie, celle commencée dans le vieil Orient. La plupart des textes s'achèvent sur des titres qui sont des ouvertures, des promesses d'ouverture : At the Temple gate (AMR FJ), The Night before the new day (EA ATS), The New Home in America (GH). Mais il s'agit surtout de montrer que le choix de vie a été le bon; il s'agit de justifier sa trahison, sa défection du vieux monde des origines et de se montrer digne, fiable aux yeux des nouveaux concitoyens : d'où l'affirmation de loyauté (après avoir dit les doutes et les hésitations) (EA ATS) ou la proclamation du nouveau credo :

Our aim is to conquer
Ignorance by knowledge,
Sin by Righteousness,
Discord by harmony
Hatred by love. (AMR FJ
346)

C'est un excellent résumé-programme de l'itinéraire de nos autobiographes, très idéologiquement correct.

Ce qu'ils semblent vouloir dire, c'est qu'ils sont conformes au modèle occidental. En utilisant une forme narrarive très codifiée, ils tentent de nier leur altérité 979 , même s'ils la proclament par ailleurs de façon militante (FT) : c'est précisément cette conformité de forme qui leur permet de rendre leur différence acceptable au lecteur occidental.

N'y a-t-il pas cependant danger à répondre trop sagement au questionnaire préétabli? N'y a-t-il pas danger de faire de l'autobiographie un musée : ‘the collocation of objects in a dead space(IH OOE 94), lieu du c'est écrit, où le sujet ne serait qu'un objet connu, trop connu? Comme l'Orient est réécrit par l'Occident, le sujet ne risque-t-il pas d'être (ré)écrit par la forme narrative autobiographique, sans pouvoir s'y écrire, s'y dire?

This book is an attempt to describe this experience and its background in the form of an autobiography. My justification for writing it is that the subject has not been dealt with before, at least not from the intimate angle of personal experience... (EA ATS vii)’

A moins que ce ne soit une manière de se dés-écrire (de-scribe), de se dé-marquer de la norme tout en l'utilisant?

Notes
967.

Moura, Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'ailleurs. p.115.

968.

968 Bourdieu, Pierre «La paysannerie, une classe objet.» Actes de la recherche en sciences sociales. 17/18, (Novembre 1977) 4.

969.

Lejeune, Philippe. Je est un autre. L'autobiographie, de la littérature aux médias. p. 254.

970.

Von Grunebaum, G.E L'identité culturelle de l'Islam. p. 141.

971.

Amîn, Ahmad. My life. The Autobiography of an Egyptian Scholar, Writer, and Cultural Leader.(1950; Leiden : Brill, 1978) 4-5.

972.

Musa, Salama. The Education of Salama Musa. (1947 ; Leiden : Brill, 1961) 5.

973.

Shuiskii,Sergei A. «Some Observations». p.111.

Sîrat Hayâtî , conduite de ma vie.

Tarjamahli-Hayâti,mot à mot : interprétation de ma vie.

Hayâti, ma vie.

Hikâyat 'umr, récit de la durée de ma vie ( signifie également imiter, reproduire)

Al-Bahth 'An Al-Dhât, Qissat Hayâtî, la recherche du moi, récit de ma vie. (La traduction française du livre d'Anouar El Sadate est intitulée : A la recherche d'une identité - Histoire de ma vie.)

974.

Lejeune, Philippe Je est un autre. p.229.

975.

Lejeune, Philippe. Je est un autre. p. 230.

976.

Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique.p. 15.

977.

Voir Beaujour, Michel. Miroirs d'encre .p. 58.

978.

Montaigne, Michel de. Essais (II, 1»De l'inconstance de nos actions.») (Paris : Gallimard , col. Bibliothèque de la Pléïade, 1962) : 320.

979.

Voir Moura, Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'ailleurs.p. 5-6.