Si quelques-uns de ces auteurs prennent la plume c'est qu'ils croient - qu'on leur a fait croire - qu'ils ont un destin hors du commun, qu'ils sont des exemples pour la communauté à laquelle ils appartiennent. D'ailleurs, une introduction dénuée d'ambiguïté ouvre l'autobiographie de Salom Rizk : introduction programme et justification de l'opportunité d'un tel texte à un moment donné ; l'autobiographe se tiendra au programme imposé. Avec quelques années de retard , il se plie enfin à l'exercice de rédaction avec sujet imposé qu'il avait jadis traité hors sujet, mais, au fond, il écrit la même chose : une reconnaissance de dette :
‘ ...it was the hope that a little bit of his debt as a citizen of this great land had been repaid. (SR Foreword viii) ’ ‘ … one main idea : to express to my teacher the deep appreciation for all he had done for me. (SR 68) ’Il est condamné à raconter son histoire éternellement, tant que la dette envers la terre d'accueil ne sera pas réglée. En anglais, to settle signifie à la fois s'implanter, s'installer et règler une dette : si la dette semble ne jamais pouvoir être payée, est-ce que cela signifie qu'on ne s'implante jamais totalement dans un nouveau pays? En outre, s'il y a dette, il y a des gens qui font crédit et qui pour cela exigent quelques garanties. Alors quel crédit peut-on accorder à ces autobiographies de commande, de circonstance? Où est la vérité du sujet, si la caution (celui qui introduit, commandite le texte) est sujette à caution? En effet, elle veut un texte idéologiquement parfait, à but didactique (‘we were convinced he had an important message particularly for the youth of the United States.’ (SR viii)).
Ces autobiographes sont condamnés à l'hagiographie, éloge sans faille offert à la Statue de la Liberté, symbole de la nouvelle religion. Ils sont même condamnés à l'autohagiographie. Pour que la valeur d'exemple soit inattaquable, il leur faut se montrer exemplaires. On a affaire à un schéma récurrent de vie de saint : la découverte de la nouvelle foi (la démocratie), du nouveau dieu (l'Occidental), la conversion avec l'opposition des parents, du milieu, la foi triomphant de tous les obstacles (manque d'argent, de papiers...), le corps martyrisé et enfin le salut avec l'arrivée au Paradis (l'Occident). L'émigré autobiographe est un saint modèle qu'on vénère ici et là-bas : George Haddad retourne au pays se montrer auréolé de succès et entraîne des conversions (GH 56); Abraham Mitrie Rihbany, Salom Rizk sont exhibés en Occident, comme témoins de La Vérité de l'Occident.
Abraham Mitrie Rihbany écrit une véritable autohagiographie. On a montré comment il se comparait au Christ dès sa naissance et la suite de son récit confirme cette direction spirituelle : ‘I am not writing a diary of events but trying to make a confession of faith’(AMR FJ 329). La foi qu'il confesse n'est pas uniquement religieuse, mais fortement teintée de politique. Il semble qu'Abraham Mitrie Rihbany - qui plus tard défendit la position américaine au Proche-Orient à la Conférence de Paix de Paris (AMR WM) - se conforme entièrement au modèle proposé, meilleur élève en cela que Salom Rizk :
‘ This narrative's excuse for being is, I believe, to be found, first, in the fact that it is the story, not of an individual, but of a type. [...] Second, this story justifies its existence by being a testimony to the unparalleled opportunities of America. Here, as nowhere else on this planet, the « talented foreigner » finds the ample room and noble incentives necessary to reveal his talents and to enable him to attain the more abundant intellectual, political, social, and moral life. (AMR FJ viii- ix) ’Il s'agit là d'un exercice imposé où le sujet ne dispose d’aucune place où s'exprimer (not of an individual). L'objet du texte est un type (the talented foreigner). Abraham Mitrie Rihbany prend sa mission au sérieux et se prend au sérieux, se confondant avec sa mission de témoignage. S'il est vrai que Je est un autre, c'est bien vrai dans ce cas et il l'écrit lui-même :
‘ While writing the earlier chapters of this story I often seemed to myself to be portraying another life than my own. (AMR FJ ix)’Peut-on voir un autre signe de cette altérité dans la transformation du prénom Ibrahim, devenu Abraham (AMR FJ 7)? La perte du I initial entraîne-t-elle la perte du je? Dans la recherche d'adéquation au modèle, il y a disparition du sujet.
A moins qu'on ne soit bon élève qu'en apparence : Salom Rizk n'a rien du sérieux pontifiant d'Abraham Mitrie Rihbany. Au contraire, il joue avec son histoire. Si le premier a du mal à susciter l'enthousiasme de son public, il n'en est pas de même pour Salom Rizk qui remporte un succès immédiat. Le contenu étant pratiquement identique, c'est dans le traitement de l'histoire, dans le style, qu'il faut chercher l'explication. Qu'on se souvienne de la façon dont chacun de ces deux auteurs expose les difficultés de la langue anglaise : l'un très factuellement (AMR FJ 255) l'autre avec un humour qui traduit sa jouissance du jeu poétique (SR 173 ;177). En fait Salom Rizk se conforme au canevas, mais il apporte une touche d'ironie qui le distancie du type :
‘ ... using irony to defamiliarize stereotypes, to contest authority, to unmask the constructed nature of conventions and norms that lay claim to absolute, universal value. 980 ’C'est dans cette distance, cet espace que le sujet trouve un espace. Ironie et dérision se succèdent, faisant entrer du jeu (comme quand les morceaux s'assemblent mal) dans le moule. Salom Rizk en se jouant de lui-même rit du modèle imposé, le ridiculise, le dévalorise, le tourne en dérision, tout en le mettant en question (, ironie, est l'action d'interroger en feignant l'ignorance). La question de la validité du moule est d'ailleurs posée à plusieurs reprises, dans les brouillons de vie, chaque fois exemplaires, inventés par des témoins-biographes de Salom : sa grand-mère (SR 70) et un journaliste américain (SR 151) vont chacun lui inventer une histoire, une vie, correspondant à leur modèle idéal, mais aucun ne dit la vérité : dans les deux cas, il y a distorsion des faits. Mais ces deux histoires servent de point de départ à d'autres histoires :
‘ It starts with one little lie, and then that little lie clings like a bur to all the truth told after that, so that even all the truth is a lie. (SR 62)’Si les histoires originaires sont mensongères, qu'en est-il des autres? Où est la vérité d'un sujet qui se cherche, perdu entre deux langues, perdu entre deux modèles? William Peter Blatty se joue aussi des modèles et devient ‘a third carbon copy’ (WPB WMJ 118), très pâle image du modèle original : plus que tous les autres, il passe d'un pays à l'autre, d'un modèle à l'autre, les renvoyant dos à dos, par son jeu de renversements ironiques : s'il offre son royaume pour une tache de rousseur (‘My kingdom for a freckle’(WPB WMJ 22)), il faut savoir que le dit royaume est un faux : le faux prince qu'il incarne n'est qu'une copie de copie : ‘like Yul Brynner imitating Sir Cedric Hardwicke’(WPB WMJ 243), renvoyant tous les modèles à leur fiction d'origine.
Wilde, Alan. Horizon of Assent : Modernism, Postmodernism, and the Ironic Imagination. (Baltimore : John Hopkins University Press, 1981) cité in Dvorak, Marta ed. La création biographique/ Biographical creation. (Rennes : Presses universitaires de Rennes et Association française d'études canadiennes, 1997) 229.