C'est précisément parce que les grilles de lecture de l'Occident sont perçues comme fausses ou défectueuses que certains auteurs écrivent pour témoigner :
‘ My justification for writing it is[…] that its frank treatment from this angle may help the British and the Arabs to understand each other better than they have done hitherto.(EA ATS vii)’Or le témoignage dépasse le cadre strict de l'autobiographie. Si le sujet produit encore un récit homodiégétique, son je n'est plus tout à fait un je individuel et la plupart du temps il se dilue dans un nous que les titres de ces autobiographies-témoignages ont pu laisser supposer. An Arab tells his story , A Bedouin Boyhood : l'article indéfini infléchit le titre vers une généralisation très éloignée de la valeur singulière de la première personne. De même, dans Children of Bethany, The Disinherited, le pluriel se démarque résolument de la première personne. Comme le fait remarquer Philippe Lejeune, une civilisation en questionne une autre. Le [sujet] est en position non d'auteur, mais d'informateur indigène 981 . Ce n'est pas tant son histoire individuelle qui compte que ce qu'elle peut apporter à la compréhension de celle de sa communauté ou de son pays. Ces témoins se confondent souvent avec la cause qu'ils défendent. Edward Atiyah, même s'il semble rapporter l'histoire de sa formation personnelle, n'est en fait qu'une métaphore de sa communauté anglophile dans ses rapports conflictuels avec l'Angleterre. D'ailleurs, plus on s'éloigne de l'enfance, plus le je disparaît au profit d'une espèce de totalité qui envahit les derniers chapitres : oneness, everything, one central idea, whole, communion, community, cooperation... (EA ATS 220-224). Cette hésitation entre je, nous, ils est encore plus marquée chez Fawaz Turki :
‘ This problem and I became interchangeable. (FT D 77)’Pour les Palestiniens et ceux qui défendent (ou témoignent de) leur cause, le problème d'identité est tel que le sujet n'a pas d'espoir de résolution de son problème identitaire tant que celui de la communauté dans sa totalité ne sera pas résolu.
‘ A Palestinian who knows what that is?(FT D 96)’That : objet : comment, dès lors, écrire une autobiographie si le statut de sujet est refusé? Ces témoignages éclatés (la mosaïque d'Isaak Diqs en est l'exemple le plus immédiatement perceptible) cherchent à résister à la dispersion et à la disparition totale qui menacent la communauté et le sujet qui n'aurait plus d'ancrage. En cela ces témoignages sont des récits de résistance. On verra comment les Palestiniens, chassés de leur terre et de leurs refuges successifs, n'ont plus qu'un espace où être : l'espace de l'écriture où ils disent et redisent leur histoire. Chaque déplacement cause de nouvelles ruptures et chaque rencontre est une nouvelle occasion de renouer les liens rompus pour assurer la continuité : comment faire sinon en se racontant; l'histoire répétée assure le souvenir que la terre volée n'est plus à même de perpétuer. Seul le corps tatoué (comme celui de la grand-mère de Naomi Shihab Nye (NSN 33) 982 porte parfois encore la trace de la terre-martyre. Mais c'est toujours leur histoire, sans cesse répétée, qui est leur seule référence, le seul point de référence fixe. D'ailleurs Fawaz Turki (se) raconte et raconte l'exil palestinien de façon répétitive : ne trouve-t-on pas la même histoire dans The Disinherited (1972), auquel est venu s'ajouter un épilogue (1974), puis dans Soul in Exile . Lives of a Palestinian Revolutionary (1988) et dans une série d'articles qui ressassent inlassablement la demande d'une reconnaissance communautaire, poursuivant en cela l'oeuvre de sa tante, un quart de siècle plus tôt. (FT SE 57-202):
‘ We just keep on going, talking as if in a useless,impassioned soliloquy, with no one hearing, no one understanding, till we emerge from the inky, black world of the belly of the whale. (FT D 188)’L'encrage devient l'ancrage :
‘ Il y a une chose, en moi, intacte : le territoire de mon écriture. 983 ’Lejeune, Philippe. Je est un autre . p. 223.
La grand-mère de Gregory Orfalea porte également un tatouage signe de son appartenance à la communauté chrétienne. (Orfalea, Gregory. «There's a Wire Brush at My Bones»in Hooglund, Eric J. ed. Arabic-Speaking Immigrants to the United States before 1940. Crossing the Waters . p. 173.
Navarre, Yves. Biographie. p. 229.