Les auteurs que nous considérons sont écartelés, en souffrance, guettés par la folie au bord du gouffre du vide identitaire. Salom Rizk face à cette expérience de béance ne voit qu'une façon de la combler : de son propre passé, surgit l'image de sa grand-mère conteuse et avec elle, des images de plénitude : ‘stories to fill you with a happy wonder’ (SR 58); à tous les creux et manques (empty, lonesome, forsaken, hunger, loss...) vient se substituer le plein (fill, fulfillment...). Abraham Mitrie Rihbany à son arrivée à New York, totalement démuni, coupé de son passé, désarmé face à son avenir, se laisse aller à écrire (AMR FJ 204-205). Il semble qu'ils voient dans l'écriture, surtout l'écriture autobiographique, une solution à leur problème d'identité. Dispersés entre plusieurs lieux, plusieurs langues, ils cherchent dans l'autobiographie une unité : le texte comme tout qui retient tous les morceaux.
L'autobiographie contribue à la (re)construction du sujet. En se donnant un espace textuel avec des règles et une grammaire qui lui donnent une unité, l'autobiographe cherche son unité propre. Même si certains critiques pensent que l'unité du sujet précède l'unité du texte 986 , il semble que dans le cas de nos auteurs ce soit le texte qui unifie le sujet. L'unité de langue (malgré les quelques intrusions de l'autre langue) est une première structure unifiante : le vécu du passé en arabe exprimé dans la nouvelle langue n'est plus totalement coupé du vécu du présent en anglais. D'autre part, écrire une histoire qui semble composée de plusieurs histoires dans un même texte, donne à cette histoire une unité : tous les brouillons, balbutiements d'histoires qu'ils donnent tous plus ou moins à lire sont un même texte; ceci est d'autant plus vrai chez Ihab Hassan qui fait de l'auto-plagiat (selon son expression (IH OOE x)) réécrivant toujours le même texte, réunissant petit à petit tous les morceaux, toutes les strates, pour les rassembler comme le temple d'Abou Simbel (IH OOE 13) afin qu'il (le temple, le sujet) échappe à l'anéantissement par la montée des eaux : il ne suffit pas de déposer quelques monticules de-ci de-là, comme des cairns pour se repérer, il s'agit de les entasser en un lieu unique afin qu'ils puissent surnager. Mais il faut des assises stables à ce monument, une architecture solide : sans unité architecturale, le monument s'effondrerait. L'architecte serait le détenteur de la langue et le maçon l'autobiographe. Unité de construction, certes, mais qu'en est-il de ce qui, du sujet, déparerait l'ensemble? Qu'advient-il de ce reste, qui ne rentre pas dans le moule? Si l'autobiographie sert à donner une cohérence, elle est aussi le lieu où explorer les contradictions, les tensions 987 : le cadre qu'elle offre, leur permet justement de se manifester sans entraîner l'écroulement total de l'édifice-sujet. C'est dans la construction de cet édifice que pourra se dire le manque fondateur de tout sujet, manque qui s'oppose à d'autres manques qui sont en fait des besoins remédiables. Abou Simbel est reconstruit certes, mais sur une colline artificielle faite de vide. Cependant, l'autobiographie si elle est construction, remembrement, est aussi division, dédoublement : l'autobiographe est à la fois l'objet, c'est-à-dire l'écrit et le sujet , c'est-à-dire l'écrivant, à la fois l'Osiris remembré et l'Isis reconstitutrice.
Boyle, T. Coraghessan. Water Music. (1981 - London : Granta Books, 1994). p. 234.
Thibaudet, Albert. Gustave Flauber.t (Paris : Plon, 1922). p. 87.
«Toute autobiographie implique une certaine unité de la personnalité, celle-ci ne peut être créée par le seul pouvoir de la mémoire et de l'écriture qui l'actualise, elle doit préexister au moins virtuellement, à la décision de rendre compte de sa vie et à l'acte narratif qui en découle.» (Lecarme, Jacques et Lecarme-Tabone, Eliane. L'autobiographie . p. 289.
Voir Lejeune, Philippe . Je est un autre. p. 175.