a - Quête d'unité.

Si ces auteurs ont choisi l'autobiographie, c'est qu'ils sont morcelés et que c'est, semble-t-il, le genre littéraire le plus rassurant dans la mesure où il est plus contraignant que les autres. Le pacte autobiographique 988 énonce un certain nombre d'exigences qui donnent une unité au récit d'une vie individuelle. L'une des exigences de l'autobiographie réside dans l'identité de l'auteur, du narrateur et du personnage principal, marquée par l'emploi de la première personne 989 . Or, cette première personne a pour caractéristique son unicité. Je, dit Benveniste, est à chaque fois unique, alors que la troisième personne peut être une infinité de sujets - ou aucun. 990

L'auteur-sujet morcelé, éparpillé entre ses langues et ses pays , en écrivant je, s'inscrit dans l'unité de ce je : de sa plurivocité, de sa pluralité, il passe à un singulier qui le contraint à se rassembler, à se réunir, à se reconstituer un. Ce n'est pas un processus facile dans la mesure où l'on a déjà dit qu'un certain nombre d'auteurs (Fawaz Turki, Edward Atiyah...) ont une tendance nette à laisser le je se diluer dans un nous collectif. Benveniste souligne que « nous » n'est pas un « je » quantifié ou multiplié, c'est un « je » DILATE au-delà de la personne stricte, à la fois accru et de contours vagues 991 . Ce nous est, en fait, une perte de cohérence du sujet puisque l'unicité et la subjectivité inhérentes à « je » contredisent la possibilité d'une pluralisation 992 . Le retour au nous collectif est un signal que le je est à nouveau en phase d'instabilité. On pourrait sans doute classer dans la même phase les conclusions généralisantes et moralisantes d'Abraham Mitrie Rihbany et Salom Rizk où le je disparaît au profit des Etats-Unis, forme de troisième personne, encore plus éloignée de l'unicité de la première personne. Est-il surprenant, alors, que l'autobiographie s'achève à ce stade ou plutôt qu'elle commence à ce stade, puisque la fin du récit autobiographique correspond au début de l'acte d'écriture? Certains, comme Fawaz Turki arguent que la poésie est, comme toute écriture, structurante :

The poet's craft has so shaped, organized, reordered, and revitalized the tenor of our society's life and mythology that it has become ingrained in our existential habits of spirit, our manners of ceremonial life. That is why Palestinians forget, outside their own milieu, how affected they seem, how rhetorical; and how hard it is for outsiders to understand that a people's national anguish, or personal grief, can be best articulated in poetry- that poetry, in fact, in every Palestinian's idiom. [...] Our poets have appropriated the role of speaking the language of the people, of drawing on the universality of their struggle rather than on the particularity of a personal malaise. (FT SE 45-46)

Pour cette poésie militante (qui tient lieu de patrie-en-exil), il s'agit de restructurer non pas un individu, mais une communauté. Elle sert de référent à l'ensemble des individus. Jabra Ibrahim Jabra souligne, dans un article sur l'écriture et l'exil, comment individuel et collectif sont imbriqués :

It was not a mere question of alienation, a grouping made up of a lot of up-rooted individuals : the malaise was deeply collective and deeply personal at once. One was uprooted as a person, and uprooted as a group. 993

Si le sujet veut se démarquer de cette collectivité, il lui faut donc trouver ailleurs comment s'inscrire en tant que sujet. Si le nous et la généralisation sont des manières de s'assimiler à une communauté - ce qui correspond à la tendance à l'exemplarité et au témoignage de l'autobiographie - le sujet individuel n'y trouve pas son compte. Dans un champ de référence trop vaste, il demeure pluriel, suspendu entre destin individuel et destin collectif, entre parole subjective et discours idéologique. Le pacte autobiographique, parce qu'il impose une identité auteur-narrateur-personnage, réduit l'espace du sujet je, le forçant à cette identification restrictive, le forçant à recoller au plus juste les morceaux, laissant peu de place au jeu (le petit espace d'inadéquation qui permet aux pièces de bouger) ; exercice douloureux: il y aura du cri.

Une autobiographie est le récit d'une vie individuelle, de l'histoire, de la genèse d'une personnalité 994 , dans une perspective rétrospective 995 . Ceci implique un espace autobiographique limité par un début et une fin, la fin étant en fait, comme nous l'avons dit, le point de départ de l'écriture. Cette fin est tout à fait arbitraire, décidée par l'auteur : que cette fin n'en est pas une apparaît d'ailleurs chez Fawaz Turki ou Ihab Hassan qui réécrivent la même histoire, chaque fois repoussant son terme. Ecrire c'est infinir 996 . L'unité de temps, si l'on peut l'appeler ainsi, est donc arbitraire et flottante. Qu'est-ce qui fait que cette fin est jugée signifiante pour initier une démarche d'écriture autobiographique? Il semble qu'il s'agisse d'un point d'arrivée en apparence stable chez les auteurs. En apparence seulement, puisqu'il correspond à une tendance du sujet à se diluer. Le sujet dit avoir atteint un port: mais c'est une porte en réalité. Le sujet pense avoir atteint un point d'ancrage, mais il s'agit, en fait, d'un point d'encrage. Le sujet imagine avoir acquis une identité stable, satisfaisante, mais elle demeure problématique, d'où son besoin d'écrire, pour faire une mise au point. A partir de notes (IH OOE 56), de lettres (AMR FJ 202), d'extraits de journal (AMR FJ 271), de poèmes écrits à diverses occasions (FMA), d'articles de journaux (FT SE) ... les auteurs essaient de reconstituer leur itinéraire. Il ne s'agit pas nécessairement d'auto-plagiat, comme l'écrit Ihab Hassan mais plutôt d'intertextualité : articuler ces anciens textes entre eux et les articuler avec le nouveau texte pour en faire émerger du sens - signifiant et directionnel.

Trouver un sens, lorsqu'on décide d'écrire ce qui a précédé, ne va pas de soi. Remonter la flèche du temps, repasser le film à l'envers n'est pas la technique retenue même si Ihab Hassan commence par la fin, c'est-à-dire son départ. Le titre du chapitre Beginnings and ends est éloquent quant à l'ambivalence du début et de la fin, le pluriel ajoutant à cette confusion. Cette évocation de départ est immédiatement suivie de sa date de naissance (justifiant le pluriel de ‘beginnings : New birth or false rebirth’ (IH OOE 1)) et de l'évocation du sphinx, aux origines de la civilisation égyptienne. Cela semble vouloir commencer par la fin, mais ce sont trois débuts qui occupent le chapitre inaugural.

En fait l'autobiographie échappe rarement à un déroulement chronologique linéaire :

La chronologie est un mensonge. L'esprit d'une vie échappe aux dates. Il n'est pas historique. 997

Si arbitraire soit-il, ce choix de déroulement semble, à nouveau être le moule qui offre le plus de cohérence au sujet. En effet, le travail de remémoration n'offre aucune garantie de tissu plein.

The narrative exists only because adult habits of mind impose one. At the time, there was no narrative - just the compelling immediacy of life 998 .

De même que l'enfant semble vivre des événements déconnectés les uns des autres, dont il ne perçoit pas la continuité, de même le souvenir surgit-il, fragment de vie, sans lien nécessaire (‘glimmering fragments of that time’ 999 , ‘anarchic, because without preconceptions’ 1000 ). C'est l'adulte qui articule tous ces souvenirs, en fonction de souvenirs d'emprunt (Salom Rizk est obligé d'interroger les anciens pour recréer son passé (SR 43-44), en fonction de ce qu'on lui a dit de cet événement : une connaissance globale acquise lui permet de trouver un sens à ces images de l'esprit (‘these pictures in the mind. Those moments of seeing’ 1001 ). Une manipulation de l'adulte (‘dangerously distorted by the wisdoms of maturity 1002 ) fait de ces images une construction de langage. En fait, le souvenir est contaminé par tout ce qui s'est accumulé autour de lui et ne peut plus être l'événement seul, net, pur : il est modifié par l'intertextualité à l'intérieur même du sujet qui le met à jour : ‘I see what I now know’ 1003 . Les souvenirs ne créent pas un décor communément accepté, mais seulement une géographie individuelle, personnelle (‘my private map of the place’ 1004 ) très éloignée de la réalité, inutilisable à l'état brut. Les souvenirs devront être travaillés par la géographie et la langue communes à auteur et lecteur pour être acceptables et lisibles. Comment dire l'effroi (‘the terror of it is upon your mind and upon your body’ (SR 44)), le réel, par nature indicibles, sinon en laissant la langue et sa structure les formuler en termes dicibles et audibles. L'ordre chronologique est l'une de ces formes de structuration où se reconnaît le lecteur. Les dates sont des points de repères qui lui permettent d'entrer dans la vie de l'autobiographe avec une grille de lecture signifiante. Le souvenir à l'état brut serait de l'ordre de la psychanalyse et non de celui de la création littéraire.

Abraham Mitrie Rihbany prétend que la datation n'est pas nécessaire :

It is indeed most difficult, if not impossible, to analyze the religious consciousness chronologically. But the fixing of dates and the defining of eras is not necessary here, because I am not writing a diary of events but trying to make a confession of faith.(AMR FJ 329)’

Pourtant, il suit un ordre chronologique rigoureux que viennent corroborer et compléter ses autres textes. Si la foi échappe au temps, la progression de cette autobiographie de type spirituel est inscrite dans le temps. Et un certain nombre de dates ponctue les pages de A Far Journey . Il semble que la datation devienne plus précise à partir du départ vers l'Occident (signe que le temps n'a pas la même valeur en Orient et en Occident?). Le recours au journal tenu dans le passé (AMR FJ 271) indique une certaine volonté de précision.

Salom Rizk, Edward Atiyah, Fawaz Turki, Saïd K. Aburish... inscrivent leur histoire avec précision dans la grande histoire; dans le temps historique ; leurs points de référence temporelle sont connus de tous; ce sont d'ailleurs ceux qui importent car ils sont fortement soulignés. Ce sont ces points historiques qui servent de points d'articulation pour le sujet. Philippe Lejeune écrit que l'autobiographie est un texte référentiel et que, exactement comme le discours scientifique ou historique [elle] prétend apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de VERIFICATION 1005 . L'autobiographe attend ici de l'Histoire qu'elle authentifie son dire et qu'elle authentifie sa cohérence en tant que sujet. Les événements historiques sont comme des ponts (A Bridge through Time, écrit Laila Said) utilisés pour franchir les failles, les points de rupture dans le sujet.

Ihab Hassan tient une chronologie voyante : chaque chapitre est assorti de dates correspondant à la chronologie de la vie de l'auteur. Mais chaque chapitre est un constant va-et-vient entre ce temps daté, le temps de l'écriture et d'autres strates du passé, individuel et historique, brouillant ce bel ordonnancement temporel. The Right Promethean Fire suit un schéma encore plus complexe, avec un système de cadres qui enserrent des extraits de plusieurs journaux tenus en des lieux divers. La chronologie ici ne serait qu'un cadre-prétexte où laisser errer la mémoire, où les souvenirs s'enchaînent par association d'idée, chaque strate relançant l'écriture. Bien qu'Ihab Hassan s'en défende (IH OOE 94), il y a un aspect d'inventaire dans ces cadres chronologiques, chaque élément désolidarisé des autres, lui enlevant toute pertinence chronologique, le rendant à son surgissement inconscient déconnecté de sa temporalité datée. L'énumération des membres de la famille (IH OOE 8-9-10) suit la même règle; même si leur lien familial est énoncé, ils sont complètement séparés dans la mesure où ils ne sont pas inscrits dans une chronologie : à chaque individu correspond une anecdote, un trait de caractère, hors temps (once) ou situé dans sa chronologie propre (‘on her deathbed’, after borrowing a fortune’...).Cette a-temporalité familiale ne donne pas au sujet la possibilité de se situer dans sa généalogie; les grands-mères arrivent d'ailleurs en dernier, loin derrière les oncles, mais juste avant les cousins : brouillage chronologique qui se rapproche de la vérité du sujet dans sa filiation symbolique et non pas chronologique.

Cependant, malgré ces écarts flagrants, on note toujours une direction prospective, une reconstitution optimiste du sujet puisque le déroulement de sa vie va vers un avenir :

La mémoire n'invente pas, elle précède, elle devance, elle est toujours là, en fin de parcours, pour avoir le premier mot et donner le signal du départ. 1006

L'autobiographie est, comme nous l'avons suggéré, une porte vers l'avènement d'un sujet que le passage par le moule chronologique fait devenir ce qu'il est et naît 1007 . Mais la naissance de nos auteurs se fait toujours en plusieurs temps - naissance et renaissance ou seconde naissance - repoussant toujours la conclusion du texte autobiographique vers l'infini, l'inachèvement . L'autobiographie aime l'inachèvement.

Notes
988.

Voir Lejeune, Philippe ; Le pacte autobiographique.

989.

Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique. p. 15.

990.

Benveniste, Emile. Problèmes de linguistique générale . p.230.

991.

Benveniste, Emile. Problèmes. p.235.

992.

Benveniste, Emile. Problèmes. p.233.

993.

Jabra,Jabra Ibrahim. «The Palestinian Exile as Writer» Journal of Palestine Studies, 30, vol.8 n° 2, Winter 1979.

994.

Lejeune, Philippe. Pacte. p. 15.

995.

Lejeune, Philippe. Pacte. p .14.

996.

Navarre, Yves. La vie dans l'âme. p. 18.

997.

Navarre, Yves. Biographie. p. 98.

998.

Lively, Penelope. Oleander. p. 63.

999.

Lively, Penelope. Oleander. p.9.

1000.

Lively, Penelope. Oleander. p.viii.

1001.

Lively, Penelope. Oleander. p.viii.

1002.

Lively, Penelope. Oleander. p.vii.

1003.

Lively, Penelope. Oleander. p.10.

1004.

Lively, Penelope. Oleander. p.72.

1005.

Lejeune, Philippe. Pacte. p.36.

1006.

Navarre, Yves. La vie dans l'âme. p. 261.

1007.

Navarre, Yves. La vie dans l'âme. p. 202.