b- Vécu en arabe , écrit en anglais : Pavane pour une enfance défunte.

la vie des auteurs arabes d'expression anglaise, il y a une introduction en arabe et la suite en anglais et il s'agit pour eux de traduire cette introduction, de la faire passer dans l'autre langue. L'autobiographie, dans la partie consacrée à la vie orientale de l'auteur, doit revêtir d'une forme européenne une matière non européenne 1008 . Si ce processus de traduction d'un vécu en arabe dans la langue anglaise est une préface, le texte autobiographique livré au lecteur est-il une postface, un commentaire placé en fin de livre, qui revient sur le texte pour l'éclairer? Serait-ce que l'autobiographie n'est qu'une notice nécrologique (FT SE 129) 1009 , une pavane pour une enfance défunte? Le départ de la langue d'origine est-il un meurtre du vécu dans cette langue?

La langue anglaise, celle de l'écriture, n'est pour la plupart qu'une langue apprise tardivement, ni témoin ni acteur de leur début dans la vie. Cette langue d'écriture est comme une langue sans mémoire: la mémoire est inscrite en arabe dans le journal ou les poèmes écrits dans le vécu :

In my Arabic diary of that period, under date of December 29, 1893, I find the following entry which shows what impressions that eventful year left on me and indicates also my turn of mind and hope for the future. (AMR FJ 271-272)’

Des souvenirs qui sont déjà normalement transformés par l'adulte, sont dans ce cas doublement transformés puisqu'ils sont transférés, transposés, dans une autre langue, une autre culture. On l'a dit, le réseau de connotations d'une langue à l'autre est différent et l'enchaînement des souvenirs au niveau inconscient ne se fait pas de la même façon dans une langue qui n'est pas la langue du vécu de l'enfance. Peut-on dire que les souvenirs transcrits en anglais sont des souvenirs de seconde main parce qu'ils sont exprimés dans la seconde langue? Et s'ils sont de seconde main, ne risquent-ils pas d'être des souvenirs empruntés? Sachant que la trajectoire de l'autobiographie est somme toute convenue - on a dit qu'il s'agissait d'un schéma from rags to riches (au propre comme au figuré, pauvreté culturelle, intellectuelle ... de l'Orient...) - les souvenirs ne sont-ils pas induits par ce schéma? De même, étant donné l'endoctrinement idéologique des auteurs et la visée idéologique des autobiographies, les souvenirs ne sont-ils pas encodés par la perception orientaliste ?

I was the product of one society but was learning how to perceive the world in the ambience of a quite different culture. 1010

Ne trouvera-t-on pas ici le même décalage entre souvenirs vécus et souvenirs écrits, décalage augmenté par le changement de langue? Ce passage d'une langue à l'autre ne favorise-t-il pas un travestissement du souvenir? A moins qu'il ne fasse sauter les tabous:‘Having escaped his «first» language, has he also escaped the primal censor or authority?’ (IH RPF 27).Laila Said et Fatima Mernissi peuvent évoquer plus librement les problèmes féminins, en particulier son avortement pour la première, sujet toujours extrêmement difficile à aborder dans le monde arabe. Chez Fatima Mernissi, la langue fait éclater les limites du harem tout en les détaillant : le simple fait de les dire est une manière de les faire reculer, les dire dans une langue étrangère les repousse encore davantage :

What I had become in the New World could not be easily reconciled to what I had been in the Old World [...] turning over the pages of an old-picture-book with which one had been familiar in childhood. (AMR FJ 336)

Cette constatation qui intervient à la fin de A Far Journey montre la rupture entre les deux périodes de la vie de Abraham Mitrie Rihbany, en reprenant l'idée que l'Orient est dans une phase d'enfance (dans la vision orientaliste). La vie en arabe est considérée comme un livre d'images : l'accès à la seconde langue réduirait la première langue à une non-langue et rendrait d'autant plus difficile la recréation de cette période de vie : l'enfant unilingue est confronté à ce problème 1011 mais sur une période plus courte et avec un moindre dévoiement idéologique. Edward Atiyah à son entrée à Victoria College fait l'expérience de cette réduction au silence de la langue d'origine (‘The voices of the past were growing silent’(EA ATS 56)). Le passé devient alors une énigme (riddle ; mystery (IH OOE 2)). Ces signes incompréhensibles (ciphers (IH OOE 2)) devront être déchiffrés, décodés et encodés dans une nouvelle langue. Cet encodage semble faire table rase du passé, et le sujet se trouve en possession d'un passeport entièrement vierge (‘my immaculate new passport’(IH OOE 100)) : la traduction, le passage d'une langue à l'autre, d'une culture à l'autre, a fait de lui un être du non-retour (‘I have changed countries, careers, marriages. I have traveled three times around the earth. But I have never returned to Egypt.’ (IH OOE 103-104)).

Mais pourquoi les auteurs tournent-ils le dos à leur passé en choisissant une autre langue? (‘I am, it seems, a westering spirit, with back turned on orients and origins’. (IH RPF 34)).On se souvient qu'Edward Atiyah avait honte du caftan de son père. Il semble que, de la même façon, le sujet de langue anglaise refuse (refoule?) ce passé habillé en oriental et arabe et se sente obligé de le cacher sous des hardes européennes. A peine arrivé à Marseille, Abraham Mitrie Rihbany pose son tarbouche pour un chapeau qui lui va mal (AMR FJ 176). Il passe de quelque chose de souple (soft) à quelque chose de rigide (stiff) : une forme qui contraint le flot naturel de ses souvenirs. Tous les vêtements nouveaux seront des carcans (AMR FJ 230), métaphore de la canalisation, formalisation de la partie du sujet encore trop orientale. Cette formalisation et le passage dans l'autre langue servent d'écran et permettent de minimiser la honte ou la souffrance liées au passé. Ce n'est pas l'individu réduit et soumis qui écrit; c'est un sujet maître de la langue, passé du côté de la barrière des Occidentaux vénérés qui écrit. Ce n'est ni le gardien de cochons d'Ain Arab , ni le petit garçon effrayé par le bombardement de Beyrouth qui écrivent. Ce sont deux sujets reconnus par ceux qui les dominaient ou les protégeaient (ce qui revient au même) et qui désormais accordent un crédit à leur passé dans la mesure où les sujets convertis parlent d'une voix concordante avec la leur. De leur passé, on apprendra ce qui les a menés vers l'Occident, ou ce que l'Occident leur a infligés comme souffrance (dans le cas des Palestiniens). De l'Orient où ils ont grandi, on n'apprend rien d'inédit, rien qui n'ait déjà été dit par les Occidentaux 1012 . ‘An English oasis in the heart of the Syrian desert’(EA ATS 128) : cette formule serait peut être une bonne définition de ces autobiographies. Néanmoins on verra que le désert est peuplé et que le passé ressurgit là où l'on ne l'attendait pas et demeure, de toute façon, inscrit sur le corps (‘plainly written on my face’(SR 132)) et aucun trucage photographique ne parvient à le faire disparaître. (‘I was a sullen, unhappy, underdog immigrant, and even proudly posing for a picture couldn't erase that feeling from my photography’. (SR 132)).Ce ne sont pas des mots articulés qui le disent.

Une autre hypothèse est que la continuité de leur vécu est brisée. Le départ (réel ou métaphorique) est une rupture. On a vu qu'il était souvent considéré comme une renaissance, une seconde naissance. A partir de ce moment là on relève une profusion de signifiants du commencement, et first est répété, martelant le texte, perturbant son flux continu, comme si cette abondance de first faisait bégayer le texte. Dans cette phase de chevauchement entre les deux vies - la rupture n'est donc pas aussi brutale et radicale qu'ils le prétendent - il y a de l'ancienne vie qui refuse de se taire et qui fait patiner la nouvelle vie, grain de sable du désert dans l'engrenage.

Notes
1008.

Pujarniscle, Eugène. Philoxène ou la littérature coloniale (1931), cité in Mourra, Jean-Marc. L'Europe littéraire et l'ailleurs. p. 119.

1009.

Voir Lecarme, Jacques. L'autobiographie.p.129.

1010.

Lively, Penelope .Oleander. p.vii.

1011.

Voir Lively, Penelope. Oleander.

1012.

Voir ci-dessus Pt II- I- Langue et colonisation.