c - Nom propre.

Etroitement lié à ce problème de vécu arabe est le nom. Dans le pacte autobiographique, on sait l'importance du nom :

L'autobiographie (récit racontant la vie de l'auteur) suppose qu'il y ait IDENTITE DE NOM, entre l'auteur (tel qu'il figure, par son nom, sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage dont on parle. 1013

A l'exception d'Edward Atiyah et de Gregory M. Wortabet, tous les auteurs ont un prénom arabe. Edward Atiyah explique le foisonnement de prénoms européens et l'européanisation de prénoms arabes à l'époque de sa naissance comme une mode, un snobisme (EA ATS 154), mode qui change plus tard au fil des événements pour revenir à une vogue de prénoms arabes. En Orient même, dans une même famille, on trouve des prénoms d'origines diverses (Edward Atiyah est le seul des quatre enfants à porter un prénom anglais : cela l'a-t-il prédestiné? C'est peu probable puisque Ihab Hassan a choisi l'anglais sans prénom anglais.). Certains individus voient leur prénom traduit en fonction des tendances politiques, culturelles... Mais un prénom peut-il être traduit? Si le prénom et le nom désignent un individu singulier, s'ils sont son nom en propre, y aura-t-il adéquation entre le sujet et son nom traduit? Il y a, dans le nom, une face sonore et une face visuelle : le sujet se reconnaît dans cette image de son nom comme il reconnaît son visage dans un miroir. Qu'on vienne à changer une lettre, il n'y a plus coïncidence et le sujet ne s'identifie qu'après un instant de doute, fraction de seconde où l'identité risque de basculer. Fawaz Turki insiste sur cette adéquation du nom et de sa représentation :

I am delighted and grateful to be around so many people from my country, who speak my language and pronounce my name the way it should be pronounced. (FT SE 130) ’ ‘ When I hear my name mentioned it is pronounced in that same manner in that same intonation that identified me as the being I was. The being I wanted to remain. (FT SE 83)

A l'inverse de la plupart des autres auteurs, Fawaz Turki affirme sa volonté de demeurer palestinien : son exil est forcé et l'anglais n'est qu'un moyen de crier sa révolte à la face du monde occidental responsable de la déroute de son peuple. Mais que dire d'Abraham Mitrie Rihbany, qui affirme sa volonté de devenir citoyen américain et qui prétend rire de la déroute phonétique des Américians aux prises avec son nom : ‘I derived much negative consolation from the mistakes Americans made in pronouncing my name’(AMR FJ 257)?Ce negative ne signe-t-il pas la dénégation? Abraham Mitrie Rihbany ne souffre-t-il pas, précisément, qu'on écorche son nom, et que ce faisant, on l'écorche vif? N'est-ce pas là l'aveu d'une identité en souffrance? Salom Rizk passe par une série de transformations : de Salom à Sam (‘they even changed my name from Salom to Sam. It was more American, they said.’(SR 128)) à Sime (c'est Gus le lithuanien qui le nomme et le déforme ainsi (SR 199)) et Samuel (c'est le nom que lui donne le journaliste dans l'article qu'il écrit sur lui, article rempli d'inexactitudes et approximations (SR 151)). En fin de compte, Salom ne sait plus trop qui il est et se demande de façon récurrente s'il ne serait pas un imposteur : ‘GASHASH, GASHASH, GASHASH (You're a fake, you're a fake, you're a fake)’(SR 165). A cet égard il n'est pas indifférent que ce soit dit en arabe. Après sa longue lutte pour maîtriser la langue anglaise et pour être accepté comme citoyen américian, c'est de retour en Syrie qu'il coïncide avec lui-même: ‘The sound of my name shouted in that place brought tears to my eyes’ ; et il ajoute aussitôt :‘glad I was born a Syrian’(SR 266). A nouveau son adéquation avec l'image sonore du nom lui rend son identité. Est-ce une telle raison qui a fait que K h alil Gibran est devenu Ka h lil, lui permettant de retrouver cette adéquation entre la face sonore et la face graphique de son nom, en modifiant le moins possible l'aspect de son nom?

La fracture entre les deux images graphiques du nom est encore plus dramatique. Comment réconcilier un nom écrit de droite à gauche avec un certain type de caractères et un nom écrit de gauche à droite avec d'autres caractères, avec le passage d'un système consonantique à un système syllabique, d'un système où tous les caractères sont sur le même plan à un système où se succèdent majuscules et minuscules, les premières signalant une rupture et séparant le nom propre du reste du texte. Est-ce pour s'habituer ou se jouer de cette différence que Ihab Hassan joue avec les polices de caractères et les signes existants ou inventés dans The Right Promethean Fire? Si la face graphique ne fait plus sens, le nom disparait-il : nameless, faceless (FT SE 171)? Il y a le risque de devenir comme Salom Rizk un orphelin sans nom:‘a nameless orphan’(SR 88), car le nom est le nom du père, celui qui lie l'individu à une famille, à une histoire. Etre orphelin sans nom, c'est n'appartenir à rien, n'être rien. Si le sujet qui écrit je ne peut s'identifier à son nom, à un nom, il n'est rien que le vide pour l'accueillir :

I begin to doubt that I am Salom Rizk . [...] When such doubts and fears plague me I try to fight them off by reminding myself of [...] the repeated assurances of my friends in Kfer Kuk and Ain Arab that I am the son of Latefy Rizk who had lived in America.(SR 88-89)’

Le sens de la filiation est d'autant plus fort quand le sujet porte le même prénom que le grand-père (AMR 7) et qu'il marche dans les traces du père (‘they were very glad I had come to work in the Sudan, and keep alive my father's name’. (EA ATS 137)). Si le nom est modifié, le lien symbolique est rompu et le sujet orphelin de père et de nom :

Le nom c'est comme le territoire. On ne laisse pas facilement les autres y pénétrer. 1014

Pour les exilés palestiniens, toute atteinte au nom est atteinte à leur intégrité de sujet. Privés de leur territoire, il ne leur reste que leur nom. Désignés de l'extérieur par des noms génériques (‘separate and disturbingly named categories’ (FT SE 153)) ce qui a un effet déshumanisant (‘dehumanizing names(FT SE 153)), ils vivent souvent sous des noms de guerre, liés à leur rôle dans la société palestinienne (FT SE 119), et il se dégage une tendance à donner aux enfants nés dans la lutte des noms disant cette lutte et ses espoirs (‘The practice of naming Palestinian children after Palestinian patriots or Palestinian notions such as THAAER (revolutionary), NIDAL (struggle), or AWDA (return) is as old as the Palestinian struggle itself.’(FT SE 187)). Ces noms d'emprunt sont peut-être une façon pour eux de se soustraire au réel : porter un nom qui n'en est pas un, un nom qui désigne un type ou un objet, c'est se placer en quelque sorte sur une autre scène, sur un autre théâtre loin de ce théâtre des opérations de la guerre qui tue et mutile réellement. Porter un nom qui n'en est pas un, c'est se placer dans le domaine du fabriqué, de la fiction, pour que tout l'environnement soit aussi frappé du sceau de la fiction. Mais n'y a-t-il pas danger de devenir otage de ce nom et d'être condamné à n'être que ce que le nom désigne?

Ces quelques remarques nous ramènent à la question de la traduction du nom. Comme d'autres ont traduit des noms de lieux ou de personnes 1015 , William Peter Blatty traduit son nom, le chosifie (WPB WMJ 28). (Ces jeux sur son nom, cette auto-dérision sont comme un effacement du nom, comme une défaite du sujet. Mais William Peter Blatty se livre au même jeu avec le nom des autres et par un jeu d'inversion, reprend sa place de sujet.) Traduire le nom, c'est lui conférer une image et en cela, c'est une régression (au stade anal pour William Peter Blatty). En effet, l'enfant ne trouve le chemin du verbe humain qu'à condition d'être nommé et ainsi appelé à répondre, c'est-à-dire à parler 1016 . C'est ainsi que la femme, selon Laila Said, est confinée dans son corps reproducteur (‘Her name was Om Abdou, mother of Abdou, her eldest son. From him she derived her identity’.(LS 9 ; 98)) et Laila Said s'emploiera en l'inscrivant dans une lignée féminine à lui rendre son nom propre, c'est-à-dire la parole 1017 . Le nom est essentiel dans la perspective autobiographique :

Comment pourrais-je écrire autrement que sous et dans mon nom, le vrai? 1018

Si mon nom est un palindrome 1019 , le nom en arabe et le nom en anglais ne sont pas palindromiques. La carte de visite d'Abraham Mitrie Rihbany donne à voir au miroir déformant, le sujet arabe et le sujet anglais, alter ego/ altered ego( ?) : un moi altéré par le passage d'une langue à l'autre. S'il y a une volonté d'assimilation, de conformisation, le nom résiste à cette transformation. Si le nom qui inaugure le texte - le nom de l'auteur paraît toujours en premier - est le nom en anglais, si cette primauté du nom anglais rejoint l'abondance de first liée à l'émergence du sujet occidentalisé, il n'empêche que le vécu arabe refuse d'être relégué au statut d'image et le vrai nom - le nom d'origine - fait retour. Il n'est pas mort : on ne tue pas le vieux nom aussi facilement. Ihab Hassan en fait l'expérience, lui qui avait tenté de fermer la porte définitivement. Une escroquerie est menée pour détourner l'héritage maternel en utilisant son nom, un nom rare, dit-il, c'est-à-dire en lui substituant un autre Ihab (‘blend his image with mine(IH OOE 105)) : l'escroquerie échoue parce que le nom n'est pas une image et la loi rétablit le vrai réseau de filiation (‘a lawyer untangles the legal web(IH OOE 105)). Moralité : on ne s'approprie pas un autre nom, ni une autre filiation sans risque.

Il semble que ces autobiographies soient construites autour de l'absence de ce nom originel et comme l'identité auteur-narrateur-personnage n'est pas tout à fait exacte (puisqu'il n'y a pas homonymie, mais hétéronymie ou du moins hétérophonie), l'autobiographie va bégayer.

Notes
1013.

Lejeune, Philippe. Pacte. p. 23-24.

1014.

Audiberti, Marie-Louise. ‘Filiation.’ Nom, Prénom. Paris : Autrement, 71.

1015.

Voir ci-dessus Pt 2- I-Langue et colonisation.

1016.

Chalier, Catherine. ‘L’appel’. Nom, Prénom. Paris : Autrement,20.

1017.

Les hommes aussi subissent des métamorphoses : le jeune adulte qui porte souvent le nom de son grand-père reçoit, quand il devient père, le nom de son fils : Abou Karim, par exemple.

1018.

Navarre, Yves. La vie dans l'âme.p. 132.

1019.

«Nom devrait se lire deux fois, de gauche à droite et de droite à gauche, car deux mots le composent : mon et nom. Mon nom. Le nom est mien. Tout nom est personnel.» Jabès, Edmond cité in Nom, Prénom. Paris : Autrement,11.