d - Brouillons.

Ce bégaiement va se traduire par une tendance à la répétition. Tous les auteurs se racontent plusieurs fois, soit dans différents livres (FT , IH, AMR) soit plusieurs fois dans le même livre (EA, SR, IH), soit sous plusieurs formes (EA, SR, AMR). Abraham Mitrie Rihbany apparaît d'au moins cinq manières différentes dans A Far Journey : sa photo sur laquelle il est en train d'écrire, avec en dessous, sa signature, son texte dans lequel on trouve son passeport syrien, sa carte de visite bilingue. Que cache cette profusion de représentation du sujet? Quel est ce besoin, ce désir, de se montrer, de se raconter ? Est-ce le même sujet que l'on voit chaque fois? Cette surabondance ne serait-elle pas là pour masquer une défaillance, une raréfaction du sujet (‘my story was going stale’(SR 304)). Abraham Mitrie Rihbany et Salom Rizk de leur propre volonté, puis parrainés par des groupes religieux et des magazines, parcourent les Etats-Unis en racontant leur histoire. Il semble que ce type de conférences soit très prisé puisqu'il y a bousculade et qu'il n'est pas facile de se faire une place dans le circuit. Cet engouement reflète, semble-t-il, le sentiment de bonne conscience du devoir accompli des communautés paroissiales qui les accueillent dans la mesure où l' histoire que racontent ces Orientaux démontre le bien-fondé des efforts missionnaires que ces mêmes communautés financent. L'histoire qui est la leur est la justification de la mission civilisatrice de l'Occident en Terre Sainte. Mais qu'en est-il pour Salom Rizk, Abraham Mitrie Rihbany? Perdus en terre étrangère, ils ont un sentiment d'altérité. Ces spectacles d'eux-mêmes qu'ils donnent sont une tentative de se faire reconnaître, de réduire leur sentiment d'aliénation. Mais c'est leur altérité qu'on aime : ‘The Americanization of an American’, thème du spectacle itinérant de Salom Rizk le désigne comme Autre et le condamne à se raconter à perpétuité. Ils semblent n'exister que de se dire devant un public qui jouit de son image idéale qu'ils lui renvoient mais un public pour qui ils n'existent pas. A chaque étape, il leur faut recommencer, rien n'est acquis au-delà de leur temps de parole. Comme Schéhérazade, leur existence est suspendue à leur parole, et ensuite à leur écriture. Est-ce que cette histoire sans fin (mais toute autobiographie est une histoire sans fin, seule la mort du sujet y met un terme) n'est qu'une tentative de convaincre le public de leur adéquation avec l'image d'eux qu'ils donnent à entendre, à lire? Est-ce que se raconter ainsi permet au sujet d'avancer? Mais avancer vers quoi?

Ces brouillons correspondent à deux démarches contradictoires, qui ne s'excluent pas, mais au contraire se complètent : un désir (un besoin?) de se conformer à l'image idéale de soi du miroir orientaliste, et un désir d'adéquation avec soi-même, avec son nom et son histoire, en fait un cheminement vers la vérité du sujet. Que le sujet parte d'une imitation ne rend pas nécessairement impossible son accès à sa vérité s'il parvient à se démarquer de cette image de lui imposée de l'extérieur et s'il parvient à imposer une image de lui qui ne soit pas le négatif de la première, mais une image originale.

Au fil des pages, à chaque étape de la vie du sujet, apparaissent des personnages annexes, images négatives ou positives du sujet : ces contrastes, ces parallélismes, servent de repoussoirs ou de modèles au sujet ; ces alter ego le font avancer dans sa quête d'identité. Salom Rizk montre en conclusion de son texte ‘Two Syrian-Americans’(SR chp. XXII), écho du titre de son livre Syrian Yankee : selon Salom Rizk, de ces deux Américains syriens ( ou Syro-américains), l'un est un mauvais exemple, reproduisant les schémas orientaux de discrimination raciale, sociale et religieuse aux Etats-Unis (SR 314) alors que l'autre est un bon modèle, dans la mesure où il travaille pour le progrès social de son pays d'accueil (SR 315-316) pour payer sa dette à l'égard de l'Amérique (SR 317). Ces deux exemples contrastés sont le reflet des tensions internes du sujet, hésitant entre le Vieux Monde et le nouveau, écartelé entre loyautés anciennes et nouvelles, avec une dette symbolique envers les deux pays qui l'ont formé : en se mirant dans l'un et l'autre miroirs tendus par ses concitoyens, le sujet parvient petit à petit à saisir son propre contour. Edward Atiyah décrit aussi des expériences comparables à la sienne. Celle de Moawiya Nur, son élève à Khartoum, jette un éclairage particulier sur la sienne. Moawiya est l'échec là où Edward Atiyah est la réussite. Dans cette image en creux du sujet apparaissent à nouveau les tensions et aussi l'instabilité inhérente à ce type d'expérience d'entre-deux cultures : tout peut être remis en cause à chaque instant et le sujet n'a jamais acquis définitivement son statut. Ces portraits permettent au sujet autobiographe de prendre du recul par rapport à sa propre expérience : Edward Atiyah analyse la vie de Moawiya dans un énoncé objectif alors que sa propre vie est un récit passionné, subjectif; souvent l'autobiographe recrée le point de vue et les passions de l'enfant et de l'adolescent qu'il fut, en évitant d'y mêler une analyse qui nuirait à son récit. Raconter la vie des autres lui permet de jeter un regard plus objectif sur sa propre vie, en se distanciant de lui-même.

Fawaz Turki raconte inlassablement l'histoire de ses compatriotes non pas tant pour se trouver lui-même que pour redonner une cohérence à une nation éclatée : chaque sujet morcelé est une métonymie de la Palestine morcelée, découpée, recomposée, au gré des accords politiques; chaque histoire individuelle raccrochée à une autre permet de reconstituer la Palestine parcelle par parcelle (FT D 188).

Pour chaque autobiographe, il en va de même : chaque histoire qu'il raconte, chaque histoire qu'on raconte sur lui, lui permet de (re)constituer une cohérence à son histoire éclatée entre deux pays, deux langues, deux modes d'appréhension du sujet. Ces histoires racontées, recommencées, reflétées sont la représentation de cette division du sujet qui ne parvient qu'à se représenter divisé. Il cherche une cohérence dans ses extraits de journal intime (SR 261, AMR , IH), dans ses esquisses diverses de son histoire (‘a brief sketch of my life’ (EA ATS 92) et SR 193 : il donne le résumé du livre), dans ses reprises de vies parallèles (SR, EA, FT), mais il parvient surtout à dire son morcellement. Si l'autobiographie ne lui permet pas de recoller les morceaux, elle lui permet au moins de leur donner un semblant de cohérence. Fawaz Turki parle de mosaïque (FT D 165) et de collage (‘collage of graphic images’ (FT D 165-166)) : dans ces deux exercices graphiques, même si l'on voit une image dans sa totalité, on perçoit la rupture entre chacun de ses éléments constitutifs; la suture des éléments est visible. Dans ces autobiographies, ces nombreuses reprises laissent voir les traces de l'assemblage, les points de suture, les failles du sujet, malgré l'affirmation répétée de résolution du conflit intérieur.

Salom Rizkcollectionne les histoires de lui qu'on raconte : sa grand-mère et plus tard un journaliste américain lui inventent une histoire : sa vie est fondée sur une série d'histoires mensongères à partir desquelles il lui faut reconstituer la vérité. Raconter pour décaper? Chaque nouveau récit est-il une version épurée des précédents? Mais à trop épurer le sujet ne risque-t-il pas de disparaître. Salom Rizk affirme que vie égale histoire (‘To her [=my grandmother] I owe my very life, and to her I owe the story I have to tell.’(SR 13)).Encore faut-il détenir la vérité de l'histoire. Salom Rizk ne peut se prendre en main en tant que sujet et être reconnu en tant que tel qu'à partir du moment où il sait la vérité sur lui. Le mensonge de sa grand-mère le maintenait en état de dépendance (‘... that story which she was determined not to tell. For there was a secret about me which she meant to keep as long as she could -because she meant to keep me.’(SR 13)). L'histoire du journaliste américain (SR 151) est également mensongère et c'est le point de départ de sa prise en main de son destin (‘I was going to have a more active part in my own destiny’.(SR 152)). Ces deux mensonges (assez similaires dans leur structure profonde) et leurs effets (également similaires - ces similarités sont marquées par les signifiants qui se font écho) sont constitutifs du sujet : Salom, s'il veut accéder au statut de sujet, doit se raconter plutôt que de s'(en) laisser conter par les autres. Mais Salom Rizk ne fait plus que se raconter : il ne se montre plus qu'en train de se raconter aux uns et aux autres : histoire égale vie; le sujet n'existe plus que de se raconter et devient sujet de l'énonciation, oubliant d'être sujet de l'énoncé. Comme sa grand-mère lui racontait des histoires, il se raconte des histoires dont il est le héros/héraut. Quelle foi peut-on lui prêter? Est-ce la vérité qui est dite ou bien un mensonge de plus qui donne consistance au sujet, qui ne serait que le sujet (topic) de ses histoires. Qu'y a-t-il sous l'habit d'arlequin de son autobiographie?

Ces brouillons de sujet sans cesse recommencés sont comme la page de Ihab Hassan, avec ses biffures et ses gommages : ‘a scribbled page tormented by many erasures ‘(IH OOE 31).