Ecrivant et écrit, l'autobiographe est traversé par une nouvelle division :
‘ The subject here is split simply by virtue of realizing itself as both protagonist and narrator, and it tends to split itself further... the self sees, it sees itself seeing, it sees itself being seen. And always it parodies itself ’Ces dédoublements successifs le conduisent au bord du gouffre. Ihab Hassan illustre ce phénomène dans un interlude où il met en scène (au sens dramatique propre) un dialogue entre deux personnages : Autobiographer et IH (IH OOE 91). Ce dédoublement dit la tension au sein de l'autobiographie : d'un côté, un désir de rassemblement, de recomposition du sujet, de l'autre, un éclatement dû à ces rôles multiples que le sujet doit assumer. Dans une autobiographie idéale où le sujet serait en parfaite adéquation avec son nom, cette tension n'existerait pas, mais dans le cas de nos auteurs, elle est aggravée par la distance entre le sujet et son nom. Il y a plusieurs je qui se cherchent : je se cherche et cherche les autres je.
L'acte autobiographique introduit une distance entre le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé que certains auteurs tentent de réduire au minimum (AMR, GH) alors que d'autres jouent de cette distance (IH, SR, EA) :
‘ Gare à celle ou celui qui dit JE sans jouer. 1026 ’Il semble que ceux qui, comme Abraham Mitrie Rihbany ou George Haddad, tentent de réduire - voire de nier - la distance entre les je sont les plus mal assurés de leur identité malgré leur affirmation contraire. L'absence de jeu dénonce le mal-être, le malaise qui n'est pas dit ouvertement. L'instabilité du sujet se dit dans cette manière qu'il a de vouloir coïncider avec son dire, qui est la manifestation de sa crainte d'être délogé de là où il a eu tant de mal à parvenir et où il a tant de mal à se maintenir. Cela ne signifie pas que pour les autres, les joueurs de je, le problème soit résolu : la même instabilité existe mais il y a une plus grande assurance, une meilleure assise, qui leur permet de jeter un regard plus objectif, donc plus critique, sur eux-mêmes. Dans le cas d'Abraham Mitrie Rihbany et encore plus de George Haddad ou de Gregory M. Wortabet, les énumérations de faits et les explications historiques, exégétiques, sociologiques... ne présentent qu'une apparence d'objectivité : cette stratégie narrative ne parvient en fait qu'à objectifier le sujet, faisant de lui un élément du décor parmi les autres. On peut se demander si la présence de photographies de l'auteur parmi d'autres photographies qui sont insérées dans le texte pour l'illustrer - c'est-à-dire l'éclairer - et/ou pour faire couleur locale, ne réduisent pas le sujet à la même fonction. De même la reproduction de la carte de visite bilingue d'Abraham Mitrie Rihbany semble perdre toute valeur symbolique parmi les autres documents. L'apparente rigueur analytique qui est censée créer une distance est paradoxalement révélatrice d'une incapacité totale du sujet à s'analyser.
Salom Rizk, Edward Atiyah et plus systématiquement encore William Peter Blatty jouent le jeu de l'ironie. Salom Rizk et Edward Atiyah utilisent celle-ci pour évoquer leur enfance ou leurs débuts en Occident. En essayant de recréer le regard de l'enfant ou de l'apprenti occidental qu'ils ont été, ils introduisent un décalage avec l'adulte qu'ils sont devenus et qui regarde cet enfant qu'ils ont cessé d'être, ce qui leur permet de prendre de la distance critique par rapport à leurs engagements passés sans pour autant les renier. L'Edward Atiyah qui écrit peut rire de l'enfant qui se vouait corps et âme à la cause de l'Angleterre alors que l'adulte est devenu critique à l'égard de cette même Angleterre : l'adulte qui écrit assume ses errements d'enfant. L'énoncé ironique permet de dire autre chose que ce que l'on pense en faisant comprendre qu'on pense autre chose que ce que l'on dit 1027 . En jouant avec la littéralité des énoncés de l'enfant, l'autobiographe introduit un doute sur la validité de ces énoncés. C'est ainsi qu'est mise en lumière l'absurdité de l'admiration inconditionnelle pour l'Occident. De la même façon, la leçon d'anglais de Salom Rizk rend grotesque la langue tant convoitée qui est censée donner accès au monde occidental imaginé parfait. Cependant, l'ironie n'est pas tant tournée contre l'enfant que contre l'Occidental qui impose ce discours que l'enfant répète sans esprit critique. Le discrédit est jeté non pas tant sur le discours de l'enfant que sur le discours idéologique de l'Autre.
‘ L'ironie est une arme dangereuse et délicate : dangereuse, parce qu'elle vole à l'autre son langage, elle lui « brûle » son discours, qu'il ne pourra plus réemployer ensuite avec la même efficacité; et, en même temps, l'assaillant est hors d'atteinte, puisqu'il ne fait que répéter ce que dit l'autre, et qu'il peut, ironiquement, plaider l'innocence. 1028 ’Par le truchement de ce regard ironique porté sur l'enfant, le sujet de l'autobiographie (re)conquiert une dignité de sujet que son adoption du discours de l'autre lui avait ravie. Les auteurs qui ne parviennent pas à introduire ce coin adhèrent au discours dominant et n'accèdent pas à une parole propre.
Le jeu de l'ironie et de la dérision sauve William Peter Blatty du vide identitaire qui le guette :
‘ My mother is an Arab, which would make me half-Arab, except that my father was an Arab too. But already I digress. What I actually meant to say was that my parents were born in Lebanon , but I was born [...] in Manhattan and that's your cue, Dr Freud - I'm all yours. [...] Now let's have it, Doc - am I an Arab, an American or a frumious bandersnatch? (WPB WMJ 13) ’William Peter Blatty choisit de rire de lui-même afin de détendre, de désamorcer la crise, la tension. Entre dérision (qui est dévalorisation) et ironie, le texte avance, d'un renversement à l'autre, faisant se déplacer le sujet du non-sens vers le sens. La dérision lui permet de mettre en cause le discours officiel et l'image standardisée de l'Américain type et son hégémonie qui contamine tous les autres types. Son déguisement en prince arabe hollywoodien lui permet de faire un pied de nez à l'interprétation normalisante de l'Occident. Parce qu'il avait été rejeté dans ses débuts de carrière car il n'était pas Le Type (WPB WMJ 58-59)(il ne correspondait pas à l'image qu'Hollywood se faisait de l'Arabe), il revient à Hollywood déguisé en prince arabe habillé (déguisé) en Américain. La dérision est le prinicipe qui régit cet épisode : le trône n'est qu'une chaise, le costume celui d'un touriste américain type (‘bermuda shorts and a loud peppermint-striped shirt’(WPB WMJ 243)) et il imite un acteur imitant un autre acteur : un processus de dévalorisation est mis en marche; cependant, il ne vise pas le prince, mais les Hollywoodiens qui n'y voient que du feu, alors même que William Peter Blatty ne cesse de répéter :‘I am not different from you, no, not different’ (WPB WMJ 248). Il n'est pas différent d'eux en effet en ce qu'il leur fait prendre des vessies (un faux prince) pour des lanternes (un vrai prince) comme ils le font dans leurs productions. La différence tient à ce que William Peter Blatty a de l'humour alors qu'eux n'en ont pas et qu'ils prennent pour argent comptant sa fausse parole (leur parole faussée qui leur est renvoyée). Le sujet dévalorisé à l'origine sort de cette scène revalorisé d'autant qu'il parvient à déstabiliser un autre faux prince (WPB WMJ 254) sans se démasquer lui-même. L'ironie et la dérision permettent au sujet de conquérir le droit à la parole, laissant les interlocuteurs dans un état d'inarticulation comique : le nom qu'il s'est choisi est imprononçable par eux, el Xeer devient chair (WPB WMJ 249). Si Blatty prononcé à l'américaine l'avait réduit à l'état de vessie (WPB WMJ 28), cette fois c'est lui qui choisit le nom et qui est maître du signifiant (‘Hair - Xeer ! - oh ! Chair’(WPB WMJ 249)). Cet exemple n'entre pas strictement dans le cadre d'une stratégie narrative mais permet de comprendre comment en se moquant de lui-même, en se mettant en scène ironiquement, l'autobiographe s'écarte du moule autobiographique strict et s'arroge le pouvoir de fabriquer, c'est-à-dire le pouvoir du poète. En reconstituant le point de vue de l'enfant, il entre dans l'espace de la fiction 1029 et fabrique un personnage fictif (comme Isis qui crée un faux Osiris à partir d'un élément de son corps et donne à voir un artefact). Cette création d'un personnage fictif, donc extérieur à lui, lui permet peut-être d'assumer plus aisément ses contradictions et ses divisions. D'ailleurs l'enfant, l'apprenti occidental, n'est-il pas entièrement construit dans la nouvelle langue dans laquelle il n'existait pas alors? Dire/écrire dans l'autre langue n'est-il pas un acte de création? L'enfant est, de toutes façons, une création de l'adulte 1030 et une forte rupture comme celle qu'ont vécue ces auteurs ne peut qu'accentuer ce phénomène d'invention.
Ihab Hassan s'interroge sur sa façon d'aborder son texte autobiographique (et tous ses textes), fait de fragments de textes écrits par lui ou par d'autres :
‘ By playing texts against texts, voices against voices, do I permit language to open a new space, [...] that may « say » what I cannot say? (IH RPF 16) ’De la juxtaposition de ces textes (‘mosaic of a collective dream’ (IH RPF xviii),de la superposition de ces voix - textes et voix qui sont/font l'autobiographie - surgit, en contrepoint, une autre image du sujet. Ce sujet qui dit avoir résolu son problème d'attachements multiples et qui feint le détachement en se moquant de lui-même, ce sujet apparaît en fin de compte, si l'on reprend la métaphore d'Ihab Hassan selon laquelle ‘a self is [...] a rendez-vous of several people’ (IH RPF 9) 1031 , comme un rendez-vous manqué. Ses voix, ses textes ne coïncident jamais et le jeu qui lui permet de s'exprimer et de s'affirmer en tant que sujet révèle paradoxalement, un vide, une case vide qu'aucun signifiant propre ni emprunté ne peut remplir. Le sujet, bien qu'il tente de remplir l'espace autobiographique en se démultipliant (je énonciateur, je énoncé) ne parvient qu'à délimiter un espace périphérique. A force de vouloir être partout, le sujet finit par n'être nulle part et ce jeu d'écriture n'est peut-être qu'une partie de cache-cache entre un sujet écrit fictif et un sujet qui se dérobe. La re-présentation désigne en fait une chose déjà dépassée, absente. 1032 Ihab Hassan écrit Out of Egypt lors d'un congé sabbatique à Munich (IH OOE 5) : une période de vacance? Cette vacance serait métaphore et/ou métonymie du vide qu'est l'autobiographie : ‘You're writing an autobiography? But you never spoke of Egypt at home’ (IH OOE 11).Un vide dans un vide écrit dans un autre vide : l'Allemagne serait selon Ihab Hassan vide de liens coloniaux avec le monde arabe (IH OOE 26). Ihab Hassan insiste sur cette absence et son titre Out of Egypt le désigne comme absent de cette autobiographie qui est supposée raconter sa vie jusqu'à son départ d'Egypte. Or, tout le temps de l'écriture il est hors d'Egypte - pas uniquement parce qu'il est à Munich - comme l'Egypte est hors de lui (‘I can only imagine [Cairo], not recall [it].’(IH RPF 34)). Le rêve qu'il rapporte dans son journal redit ce vide central:‘I shot myself in the head with my father's old Webley - and never died. (A few months after, my father died.)’ (IH RPF 35) : un trou pour une absence.
Ihab Hassan comme William Peter Blatty regardent le monde avec dérision : si William Peter Blatty réhabilite l'Orient de ses origines, Ihab Hassan désacralise les dieux de l'ancienne Egypte, objets poussiéreux enfermés dans les musées ou dossiers de sièges en les démythifiant (IH OOE 3) : devenus objets, ils perdent leur pouvoir sacré et leur signification symbolique. Mais il n'échappe pas aux dieux qui le poursuivent jusqu'à Munich sous la forme de l'exposition consacrée à Toutankhamon (IH OOE 5). Le mythe revient, sous la forme de ce masque figé, vide, en errance, loin de son tombeau vide, vidé par un Occidental. Le récit autobiographique qui cherche à comprendre l'identité du sujet devient alors mythe 1033 : ‘Self-recreation, a sovereign fiction that yet enabled me to resist, even to remake, «things as they are». (... We may shed our violence at last and, like ancient heroes, rise to myth’(IH OOE 6).William Peter Blatty déguisé en prince arabe de comédie s'élève aussi au niveau tragique quand on apprend qu'il (le faux prince) a tué quelqu'un en Arabie Saoudite (WPB WMJ 246) : ce quelqu'un qu'il (William Peter Blatty) a tué a quelque chose à voir avec son passé. Mais tuer le vieil homme en soi ne signifie pas pour autant le remplacer. Et les divisions nouvelles qui interviennent dans le sujet dès lors qu'il prend la plume ne font que creuser le vide. Osiris n'est qu'une momie vide autour de laquelle se construit un rituel dont la grande prêtresse est Isis. Sans ce vide, pas d'Isis (et sans Isis, pas de vide), pas d'écriture, pas d'autobiographie. A Abydos, centre du culte d'Osiris, les pélerins construisaient des cénotaphes, tombeaux vides élevés à la mémoire d'un mort sans contenir son corps 1034 . L'autobiographie devient alors récit mythique, sacralisant, ritualisant une fiction (IH OOE 3) qui devient récit fondateur : le mensonge d'une possible identité en adéquation avec un nom et une image. Mais sous les bandelettes, sous les pages d'écriture, Osiris reste mutilé à jamais et si dans écrire, on entend le rire, c'est pour mieux masquer le cri. Ecrire, c'est infinir, inachever, crier et rire 1035 .

Navarre, Yves. La vie dans l'âme. p. 228.
Lejeune, Philippe. Je est un autre. p. 24.
Lejeune, Philippe. Je est un autre. p.25.
Voir Lejeune, Philippe. Je est un autre. p.10.
Lively, Penelope. Oleander.
Voir Woolf, Virginia. Orlando. p. 217-221.
Bühler, P. et Habermacher, J.F. ed. La narration .p.182.
Foi et vie. Cahiers Bibliques 36, vol. XCVI, n° 4, Sept. 1997, 62.
Voir Dictionnaire de l'Egypte ancienne (Paris: Encyclopedia Universalis et Albin Michel, 1998)
Navarre, Yves. La vie dans l' âme . p.134.