A - DU VECU A L'ECRIT.

1 - Temps du vécu et temps du récit.

Le temps du vécu est l'écoulement linéaire des événements : succession de faits datés sans commentaire, à la manière de George Haddad qui remplit son texte de dates, donnant une impression d'objectivité - impression seulement, dans la mesure où la précision n'est qu'apparente : si l'heure précise (encore qu'on puisse en douter en lisant ‘about seven-thirty o'clock’ (GH 64)) de l'arrivée à Barook est notée, on remarque qu'il n'y a pas de mention de la date, et les indications concernant la date du départ des Etats-Unis (GH 63) et un séjour de deux jours à Marseille (GH 64) ne permettent en aucune façon d'établir une chronologie précise. A quoi sert de savoir que les Haddad atteignent Alexandrie : ‘on the fifth day at ten o'clock in the forenoon(GH 75)), si ce cinquième jour est calculé à partir d'un point indiqué de la façon suivante : ‘a few days later’(GH 72)) ? Cette apparence de précision qu’on pourrait qualifier de maniaque n’enlève rien à la réalité floue de l’ensemble.

Gregory M. Wortabet tente aussi de rendre le temps du vécu dans un journal qu'il livre non remanié à ses lecteurs (GMW vol.1 xvi). On dirait, de nos jours, qu'il livre son expérience de voyage en temps réel. (L'appendice with an Epilogue 1974 que Fawaz Turki ajoute à The Disinherited sonne comme l'urgence des nouvelles dites de dernière heure : il faut coller au plus près de l'actualité et du direct, du réel.) Si à chaque entrée du journal de voyage de Gregory M. Wortabet correspond une journée, si les chapitres sont à peu près calibrés, on s'aperçoit que leur contenu est très varié et ne rend pas compte uniquement des événements de la journée en question.Ce formalisme entretient l'illusion d'objectivité.

Il ne peut en être autrement. Le vécu est par nature prospectif, il va de l'avant, alors que l'autobiographie est rétrospective, tournée vers le passé, et en même temps, introspective, tournée vers l'intérieur du sujet. Le vécu dans son déroulement objectif est à l'opposé du récit autobiographique où la subjectivité oriente le déroulement temporel. Le récit autobiographique, parce qu'il part de l'intérieur du sujet qui écrit sur lui-même et parce qu'il revient sur les événements passés est une reconstruction et une interprétation de ce vécu. Si les deux temps se correspondent (à moins d'avoir à faire à un faux, une autobiographie volontairement fictive - on se souvient comment Daniel Defoe utilise la forme autobiographique pour faire passer ses romans à travers la censure puritaine), ils ne se recouvrent pas, d'autant moins que le processus de remémoration est un facteur important de cette reconstruction-interprétation et que la mémoire est capricieuse et n'obéit à aucun principe d'objectivité : ‘Memory is the seamstress, and a capricious one at that. Memory runs her needle in and out, up and down, hither and thither. We know not what comes next, or what follows after...’ 1036 Au contraire, elle obéit à un principe d'associations et on a dit comment emprunter, pour énoncer le récit, une langue différente de celle de l’accomplissement des faits relatés pouvait modifier ce travail de la mémoire. Donc, même si la réorganisation dans le récit autobiographique se veut chronologique et suit la linéarité du vécu, il ne peut y avoir adéquation ni concordance. Le choix des événements relatés, l'insistance à les décrire, le rapprochement de plusieurs faits dont les liens ne sont apparents qu'a posteriori creuse un fossé entre vécu et récit. Une stricte chronologie ne serait pas moins subjective : son systématisme serait un signe de quelque chose qui se cache, ne parvient pas à se dire; son arbitraire serait comme un carcan pour l'autobiographe. Au temps objectif vient se substituer la durée subjective :‘time on the clock et time in the mind’ 1037  :

I had been away from home for nine months, which seemed like nine years measured by my inward experience. (EA ATS 64-65)’

Cette différence entre temps vécu et temps relaté est également liée à l'expérience de la rencontre avec l'Occident qui fait basculer le sujet dans une autre dimension temporelle avec, ou à cause d'une autre lecture des faits. Ainsi Edward Atiyah qui vit dans la terreur des massacres druzes à Beyrouth les voit-il reculer dans le temps dès qu'il est au Soudan (EA ATS 16) : l'éloignement géographique, parce qu'il est souvent rupture idéologique, modifie l'appréhension du temps.

Le récitant - qui est aussi le récité - récite dans un autre temps encore, à la limite du récit et du discours qui a la possibilité de congédier la temporalité 1038 .

A la limite entre la mémoire du vécu et la réalité contigente du vivant, il se cherche un à-vivre.

Notes
1036.

Woolf, Virginia. Orlando. p. 55.

1037.

Woolf, Virginia. Orlando. p. 69

1038.

Bühler, P. et Habermacher, J.F. ed. La Narration. p. 95.