2 - Temps de l'énonciation et temps de l'énoncé.

a - Temps de l'énonciation.

1981 : my wife, Sally, and I have chosen to spend a sabbatical term in Munich. Here I commence to write this book. (IH OOE 5)

Ihab Hassan dans ses Scenes [...] of an Autobiography délimite le temps de l'énonciation, spatialement. Un certain nombre de ces scènes sont intitulées Munich (IH OOE 5 ; 11 ; 14 ; 20 ; 26 ; 31 ; 37 ; 43 ; 45 ; 48 ; 67 ; 82); leur nombre est suffisamment important pour que l'on se demande si ce n'est pas là que se tient l'essentiel du discours d'Ihab Hassan, l'essentiel de son intérêt : l'avènement d'une autobiographie, d'autant que ces scènes de méta-autobiographie ne sont pas seulement cantonnées à la douzaine de paragraphes qu'on vient d'énumérer mais qu'on les retrouve disséminées dans tout le texte, au point qu'on ne sait plus si ce sont ces réflexions du récitant qui éclairent le récit ou si c'est le récit qui illustre la théorie et la pratique autobiographique. Ihab Hassan brouille les pistes : ailleurs, il a recours à des extraits de journal intime pour encadrer ses réflexions critiques - à moins que ce ne soient ses textes critiques qui servent de cadre au journal. Ce brouillage entre énonciation et énoncé marque une certaine confusion du sujet. D'ailleurs le présent (temps grammatical) qui devrait aider à faire la différence entre le présent de l'énonciation - le présent de l'écriture - et le passé relaté, est utilisé dans les différentes scènes, munichoises, égyptiennes ou autres ; il s’agit souvent de réflexions générales d'ordre philosophique, rattachées au temps de l'écriture, à moins qu'elles ne soient extraites de vieux carnets relus pour l'occasion (IH OOE 45). Ceci a pour effet de superposer des présents qui ne peuvent avoir la même valeur.‘Here I commence to write this book...’(IH OOE 5),‘I stand before my uncle. [...] Barely five years old, I suffered already...’ (IH OOE 6), ‘Small nightmares bind us each to each. [...] I recall little bitterness in my life...’ (IH OOE 7) : trois scènes successives - la première, temps de l'écriture, la deuxième, temps de l'enfance, la troisième a-temporelle ( ?) intitulée On ideology : trois présents, trois temporalités pour le sujet. 1039 Mais c’est pourtant le présent qui tient lieu de lien, de temps unificateur, rassemblant ces trois façons du sujet d'être exposé à la temporalité. Le sujet disséminé ici et là, maintenant et autrefois, trouve dans ce présent une cohérence, cependant toujours remise en cause puisque le présent est déjà passé dès qu'il est présent.

Ce présent pourrait signaler un désir du sujet de fuir le déroulement du temps, puisque le présent peut avoir valeur d'a-temporalité, présent éternel (‘Eternal Egypt endures’(IH OOE 14)). D'ailleurs, le lieu du présent de l'énonciation chez Ihab Hassan, Munich, est investi par cette Egypte éternelle, sous les traits du masque figé de Toutankhamon (IH OOE 5) : présent éternel ambivalent, signe de pérennité mais aussi signe de mort. Ainsi une certaine vision édénique de l'enfance peut être suggérée par le présent : Abraham Mitrie Rihbany évoque l'opulence naturelle, la plénitude, la totalité imaginaire de son enfance au présent (‘The summer, always known to us as «the home of grapes and figs», follows and I dance for joy. Our own vines and fig trees - the desire of a peaceful Israel - are laden with fruit [...]. The black fig trees nearest to the house, and I practically nest in it during the fig season’. (AMR FJ 27)): ce lieu éternisé par l'utilisation du présent est placé hors temps et demeure comme refuge potentiel pour l'adulte perdu dans un monde hostile où tout est division.

Evoquer la Palestine au présent est, pour Fawaz Turki et d'autres Palestiniens une façon de nier la perte de leur pays, de nier l'exil auquel ils sont contraints : ‘To them, Hawassa IS and not WAS a pretty place. And Palestine IS and not WAS their country’ (FT SE 33). C'est aussi une façon de perpétuer le souvenir des exactions perpétrées contre leurs pères et contre eux-mêmes afin de garder ouverte la plaie béante de leur manque (FT SE 28).

Pour Edward Atiyah, le présent signe l'immobilisme de son pays natal où il retourne après ses études à Oxford : alors que le récit se déroulait au prétérit, soudain s’impose une rupture et le présent prend le relais (EA ATS 123-124). Mais le bilan que dresse Edward Atiyah avec son actif et son passif au seuil de l'Orient suggère aussi que le conflit qui se joue à l'intérieur du sujet est toujours d'actualité au moment où il écrit ces lignes. Ihab Hassan qui se situe dans cette a-temporalité achève son autobiographie en signifiant son désir de tomber dans le temps : ‘Out of Egypt [...] falling into true time’(IH OOE 113): cela signifie-t-il que le présent de l'écriture serait aussi mortifère que l'éternité pesante de l'Egypte? En fait, il apparaît que le recours au présent, alors que la logique du récit voudrait le passé, dit un malaise du sujet présent : le présent fixe ce malaise que le sens (meaning) du récit tend à nier.

Le présent de l'énonciation est aussi rupture, mise en garde, consciente cette fois-ci, de l'autobiographe. Par divers artifices littéraires, il peut chercher la sympathie ou l'indulgence du lecteur pour ce qu'il fut. Edward Atiyah se montre dans sa naïveté, mais, échaudé par son expérience, il met en garde le lecteur et désigne le piège à éviter: le regard contemporain permet de remettre le bon signifié sous alien : les autres Arabes non protestants au temps du vécu, les Occidentaux au temps de l'énonciation (EA ATS 28). Des indicateurs temporels : at that time, still… (EA ATS 103) attirent l'attention sur un changement de perspective, une autre lecture de l'événement décrit. Chez Abraham Mitrie Rihbany, ce présent prend un ton moralisateur, édictant des sentences et maximes, comme s'il prenait l'événement comme fable : ‘As I reflect on those days now, I realize most clearly how limited, how meagerly inventive, is love without culture. How almost helpless is sympathy without knowledge’ (AMR FJ 21).

Il semble que ce présent de l'énonciation se démarque de la diachronie du récit autobiographique pour la remplacer par une synchronie (qui selon certains auteurs serait le signe de l'autoportrait 1040 ). Cette synchronie est intéressante pour nos auteurs écartelés : elle leur permet de faire coïncider les différents temps de leur vie (leurs vies), mais de façon extrêmement éphémère et instable (‘the narrow plank of the present’ 1041 ) puisque le présent est aussi un morcellement du sujet (‘the chopping up small of identity’ 1042 ), les renvoyant à leur identité éclatée.

Notes
1039.

On retrouve les trois valeurs du présent : énonciation, narration, vérité générale.

1040.

Voir Beaujour, Michel. Miroirs d'encre. Et Lecarme, Jacques. L'autobiographie. p. 27.

1041.

Woolf, Virginia. Orlando. p. 211.

1042.

Woolf, Virginia. Orlando. p.217.