b - Temps de l'énoncé.

Le temps de l'énoncé c'est la réorganisation sur la page blanche du temps du vécu, qui correspond à l'interprétation que le sujet en fait, ou à l'idée qu'il veut en donner au lecteur. A l'exception de Ihab Hassan qui cultive toutes les manipulations temporelles, les auteurs ont choisi de suivre la linéarité du temps historique, avec un nombre relativement limité d'interventions de l'énonciateur. En suivant la trame imposée de l'autobiographie classique, ils laissent peu de place au jeu de l'inconscient dans le processus de remémoration, qui est plus présent chez Ihab Hassan. A l'exception de Out of Egypt où la période orientale de la vie de l'auteur semble occuper la majeure partie du texte (semble occuper, car en réalité, c'est le temps de l'énonciation qui l'emporte de loin), la vie au Proche-Orient, pour les auteurs qui ont émigré, quelle qu’en soit la durée réelle, occupe à peu près la même proportion de texte, inférieure à la partie consacrée à la vie en Occident. Chez Abraham Mitrie Rihbany où les deux parties semblent égales, on s'aperçoit que le récit d'enfance est entrecoupé de longues pauses généralisatrices et descriptives du même type que ce que l'on lit dans The Syrian Christ qui n'est pas censé être une autobiographie. L'accent est mis sur la période occidentale de la vie de l'auteur, vécue dans la langue de l'écriture : les récits de formation accélérés disent-ils la difficulté du passage d'une langue à l'autre? Cependant, si l'on considère les récits occidentaux, même s'ils paraissent plus étoffés, ils comprennent un certain nombre de pauses, le temps pour l'auteur de considérer son pays d'accueil, d'en faire l'éloge ou le critiquer pour en tirer des leçons à usage général : ces pauses, bien qu'elles interviennent dans le récit, semblent plutôt dictées par la visée idéologique du temps de l'énonciation. A cheval entre les deux temps, elles montrent assez l'ambiguïté de ce sujet qui semble n'être que d'encre. On a évoqué d'autres pauses dans le récit : bilans d'étape, résumés de l'histoire pour un nouvel interlocuteur dans le récit... ; leur relation dans le récit semble correspondre à une double perspective : celle du récit (le sujet à un stade de sa vie fait le point ou bien il se présente à un nouveau personnage) mais aussi celle du temps de l'énonciation, en suggérant une interprétation, relançant le récit dans une certaine direction.

Ce qui est en cause ici, c'est la durée subjective face à la comptabilité objective du temps. Si l'auteur se place dans le schéma normatif, il peut dire sa différence dans sa durée intérieure. Des mentions rapides de cette durée subjective apparaissent disséminées dans les textes (EA ATS 65 ; AMR FJ 199) mais elle peut prendre des caractéristiques narratives. Ainsi, les longues pauses descriptives d'Abraham Mitrie Rihbany qui portent sur le vieil Orient biblique de son enfance, Orient éternel, suspendent-elles le temps d'une enfance innocente, hors des schémas idéologiques, une enfance où le désir de totalité imaginaire l'emporte sur le jugement négatif postérieur après relecture idéologique. La longue description de la saison des vers à soie (AMR FJ 23-25 avec trois planches photographiques) n'aurait aucune incidence sur le récit de la vie du sujet si l'on n'y découvrait en filigrane une évocation du sein maternel avec des signifiants tels que blessing, tender, secured, protect,‘with such a sense of security’,‘tender and incessant care’, nook, feast... Edward Atiyah rend compte de la même activité au même endroit en une dizaine de lignes (EA ATS 24) dans lesquelles il insiste sur le côté mystérieux, voire magique, de la transformation des vers (‘fascinating mystery’,‘the burden of their strange and thrilling destiny’), mis en parallèle avec les contes qu'on lui racontait le soir : imaginaire encore, mais plus facilement évacué que chez Abraham Mitrie Rihbany. Fouad M. Al Akl évacue la sériciculture en quatre lignes comme un processus économique parmi d'autres (FMA 89). Trois relations d'un même fait où le parti pris narratif expose la relation du sujet à cette activité et à son environnement.

Salom Rizk joue abondamment de la relation entre temps objectif et durée subjective. Son voyage en train à son arrivée aux Etats-Unis (SR 119-122) conjugue rapidité et lenteur :

I was put on a train and rushed to the Middle West. Did I say rushed? Well, yes and no. The train sped with such incredible speed for so long that it seemed we must be going around the world. Yet time passed so slowly that I could hardly remember when I had not been on this train. (SR 119)

Cette introduction au voyage relativement sobre indique l'allongement du temps dû à une absence de repères géographiques. A mesure que le voyage se poursuit, l'inflation de la durée se répercute sur l’étendue des paysages ou la taille des bâtiments rencontrés : le présent prend d'ailleurs le relais :

On and on the train thundered, through the first day and into the night, and out of the night into the day. The sights and sounds repeat themselves over and over, endlessly [...] : the tremendous tangle of railroads in every city; the monstrous manufacturing plants with their hundreds of smokestacks blowing up clouds that were like the portents of a storm; and huge fields filled and packed with motorcars -cars, cars, and more cars, parked, crawling, speeding, shooting under bridges, over bridges, turning, twisting, racing the train, stopped by the train- millions of them. (SR 121-122)

Paradoxalement c'est l'accélération (qui contamine tout ce que le train côtoie) qui donne l'impression de lenteur du temps. Cela correspond au double désir de Salom Rizk : arriver au plus vite au but de son voyage pour y découvrir cette Amérique de rêve, mais aussi faire durer ce voyage pour conserver cette vision imaginaire qui défile à travers les vitres sans avoir à se confronter à une réalité autrement plus difficile et suggérée par tangle, monstrous, portents of storm... De la même façon, l'arrêt explicatif sur la formule de bienvenue ‘Ya meet ahla wsahla!’(SR 123-127) retarde l'entrée de plain-pied dans la nouvelle réalité. La durée narrative dénie la hâte avouée du sujet.

La durée narrative est comme une autre voix qui parle à l'intérieur de la voix officielle : elle donne une autre direction interprétative au texte. Parce qu'elle ne colle pas au moule objectif normatif, elle s'approche vraisemblablement davantage de la vérité du sujet.

Cependant, sous une apparence d'objectivité, une datation précise peut s'avérer trompeuse. Pour approcher de l'objectivité, il faudrait qu'elle soit systématique, ce qu'elle n'est pas. Si elle l'est, dans les têtes de chapitres de Out of Egypt, c'est pour mieux brouiller les pistes, puisque les chapitres eux-mêmes sont inscrits dans des temps multiples et ne correspondent pas nécessairement à la datation affichée à leur début. Abraham Mitrie Rihbany professe le refus des dates et les évite consciencieusement pour les multiplier dans les dernières pages de son texte (une dizaine en l'espace de quarante pages) : ce choix n'est pas innocent si l'on considère que la première date concerne son entrée à l'école américaine de Sûk-el-Gharb (AMR FJ 120). Pour reconstituer une chronologie de ce qui précède, il faut faire des recoupements avec ses autres ouvrages (AMR WM  ; SC). Cette entrée du sujet dans le temps objectif (‘October 1886’) et dans un espace prétendument objectif (‘Sûk-el-Gharb [...] a village [...] about nine miles east of the city of Beyrout’ (AMR FJ 120)) correspond à un choix subjectif lors de son entrée en Occident, ou ce qui en tient lieu, l'école américaine : un choix d'exactitude, une des caractéristiques occidentales. Or, cette objectivité n'est qu'apparente : la date est tronquée (le jour n'est pas mentionné), la géographie est idéologisée (‘a lofty chain of hills overlooking the Mediterranean Sea’(AMR FJ 120) : lofty et overlooking sont des signifiants de supériorité, de domination), et le nom de l'école approximatif (‘the American boarding-school, known to us as the High School of Sûk-el-Gharb’(AMR FJ 120)). La date est détournée et réinscrite dans un discours subjectif. Les dates que l'on relève à la fin du texte relayées par des mentions de durée (‘four years later’(AMR FJ 239)) ont un effet d'accélération du temps ou de raccourcissement de la durée de cette période, d'autant plus si on les compare au présent éternel du début du livre ; une telle accélération place sa vie occidentale sous le signe du dynamisme alors que le présent signifiait l'immobilisme oriental avec son manque de perspective pour le sujet. Si cela n'avait été dit de diverses façons, la stratégie temporelle du récit le soulignerait.