c -Temps des biographies parallèles.

Dans le récit autobiographique, Sélim Abou voit trois temporalités :

Le temps dominant est le temps de durée moyenne et de rythme modéré dans lequel s'inscrivent les faits et gestes qui jalonnent la vie du narrateur, depuis son enfance jusqu'au moment actuel. Beaucoup plus court et rapide, se présente, par intermittence, le temps de ce qu'on peut appeler les biographies parallèles : vies de parents, d'amis ou d'autres individus, que le narrateur résume totalement ou partiellement, en raison de leur incidence sur sa propre existence à un moment déterminé. Ce n'est évidemment pas en soi que le temps de ces biographies est court et rapide, mais tel qu'il est vécu et récapitulé par l'auteur lui-même. Comme une toile de fond, s'étale, long et lent, le temps de l'histoire sociale dans laquelle s'insère la vie du narrateur. 1043

Le sujet, s'il est au centre de l'autobiographie, n'en est pas pour autant le seul personnage. On a évoqué les familles, les maîtres, et ce qu'on a appelé les brouillons du sujet. Ces personnages interviennent la plupart du temps dans le récit à leur place chronologique. Parents et grand-parents paraissent dès les premiers chapitres pour donner des repères généalogiques. Ils font l'objet d'une présentation rapide dans une perspective dirigée vers le sujet : ils ne sont pas le centre de cette notice biographique. D'ailleurs, ceux qui n'ont aucune incidence sur l'histoire du sujet sont tout simplement gommés. Les parents ne sont considérés que dans une relation signifiante ou problématique avec le sujet.

Edward Atiyah après avoir, dans un premier chapitre, présenté l'Histoire de la Syrie, fait dans le deuxième, un bref historique de sa famille (EA ATS 9). Remontant au début du dix-neuvième siècle, il montre une famille éclatée puis réunie, liée aux Anglo-saxons et engagée dans l'écriture (auto)biographique (EA ATS 5) et romanesque (EA ATS 6) : en quelques pages, il dresse le portrait d'une famille impliquée dans l'Histoire, famille dont il est le produit. Cette brève histoire est comme une métaphore du sujet Edward Atiyah. Placée en début du texte, dans un chapitre spécifique où Edward Atiyah n'apparaît que dans le dernier paragraphe (‘I was born at Suk-el-Garb in 1903’(EA ATS 9)), cette histoire de la famille vient comme une justification a priori de l'histoire d'Edward Atiyah. Ses parents déjà situés dans leur généalogie respective, sont placés dans ce dernier paragraphe dans les rôles qu'ils occupent auprès d'Edward Atiyah ensuite : ‘My mother took me to the Sudan [...] where my father was stationed then(EA ATS 9) : une mère possessive et active et un père en retrait, passif : les verbes employés ici révèlent ce que le reste du texte ne fait que confirmer. L'ordre des éléments de la présentation donne aussi le père mort avant même d'être marié et d'être père, autre façon de signifier l'absence du père. Quant au long paragraphe d'introduction de la mère, il annonce la place prépondérante et envahissante qu'elle occupe dans la vie de son fils. Mais ce qui domine dans ce chapitre, c'est évidemment la place des Anglo-saxons et des démêlés que cela entraîne pour la famille : c’est le conflit qui domine la vie et le texte d'Edward Atiyah.

Laila Said ouvre son autobiographie par une évocation biographique de sa grand-mère, Om Abdou (LS 9-11), grand-mère qui est l'inspiratrice de son combat féministe. En quelques pages, elle dresse le portrait d'un sujet en train d'advenir, et en deux fois une ligne, disséminées dans ce portrait, elle classe sa mère du côté des objets (‘as she told the story to Samira, my mother’(LS 10);‘after her daughter Samira had been married, also by arrangement’(LS 11)) : la hiérarchie des influences sur son histoire en tant que sujet est inscrite dans le texte. Laila Said inscrira en positif son histoire dans le cadre tracé en négatif par sa grand-mère (‘the wrinkled folds of her large black frame’(LS 11)). La notice biographique de son père (LS 17) n'intervient qu'au moment décisif de repousser un mariage arrangé et abhorré. Plus courte que celle de la grand-mère, elle est aussi celle d'un combat pour une reconnaissance. Ici cependant, la parole est rapportée au style direct: « It was up to me, » said my father [...]. « They resisted, but eventually I won... » (LS 17); les paroles de la grand-mère n'étaient que résumées, pas même rapportées au style indirect alors que celles de ses opposants étaient citées au style direct (LS 11). Ces deux portraits qui encadrent la résistance de Laila Said au mariage situent les limites de sa lutte.

Salom Rizk place également ses grands-mères en tête de son livre. Chacun des deux premiers chapitres leur est consacré et leur doit son titre : Kbashy the Magnificient (SR chap. I); Gontoosy sees it through (SR chap. II).Cependant, la première, Kbashy, est celle qui raconte des histoires, celle qui invente des histoires. Salom Rizk dit peu de choses de l'origine de ses grands-mères : il les met en scène dans l'activité qui va influencer sa propre histoire. D'ailleurs, malgré le titre du chapitre, l'intérêt semble être ailleurs, la grand-mère en question apparaissant peu, seulement au moment décisif pour dénouer la crise. Toutes deux sont de fieffées menteuses et c'est ainsi qu'il les présente dans l'acte d'invention d'un dire qui permet de résoudre un problème suffisamment grave pour que des vies soient en jeu. Les parents ne peuvent être introduits dans le récit qu'après la mort de la grand-mère Kbashy qui lui a caché la vérité de son histoire (SR 70). Cette brève présentation, par le maître d'école, rapportée en style direct, ne redonne pas vie à des parents morts, par la volonté du conte. Le pouvoir de création est du côté du mensonge, non pas de celui de la vérité. Si l'on apprend que la mère est morte en couches, on ne sait rien du père sinon qu'il était aux Etats-Unis à ce moment-là et que ses autres fils lui ont été réexpédiés à la mort de la mère (SR 70). Le conte a définitivement tué le père. Salom Rizk résume ainsi sa grand-mère Kbashy:

I should have to paint two pictures : one of the stories she told, the other of that story which she was determined not to tell. (SR 13)

Ce faisant, il résume le dilemme (mais en est-ce bien un?) de tout (auto)biographe : que dire et ne pas dire? A nouveau, dans la durée accordée à chacun des personnages, on reconnait leur importance et leur influence sur la vie de l'auteur. Le parti pris de les mettre en scène plutôt que de résumer leur vie leur donne une épaisseur qu'une rapide énumération ne leur donnerait pas. Ils prennent vie comme des personnages de roman et l'on peut se demander où passe la ligne qui sépare vérité du mensonge/fiction, comme un écho de Salom Rizk adulte se demandant où le situait réellement sa grand-mère :

Just how much the world of my boyhood was a creation of her imagination, I shall never know. I do not know that there was a time when there was no line between the things that are real and the things that are not... (SR 24)

Mettre en scène sa grand-mère conteuse lui permet de ne pas avoir à trancher.

Ihab Hassan met également en scène ses parents, longuement. Comme s'il voulait nier la coupure qu'il a voulue définitive.

I boarded the Abraham Lincoln at Port Said and sailed from Egypt , never to return. My father gave me a gold Movado wristwatch , and waved me good bye from a bobbing white launch. (IH OOE 1)

La scène d'ouverture de Out of Egypt répétée en clôture du texte (‘Out of Egypt, into middles, passages, falling into true time’(IH OOE 113)) fait s'arrêter le temps, le temps de dire les parents qui occupent une très grande partie du texte. Racontés par Ihab Hassan, mis en scène, racontés par le fils d'Ihab Hassan...ils envahissent le texte comme ils envahissent le sujet, dont cette autobiographie pourrait être une tentative de les emprisonner pour s'en libérer : tentative vouée à l'échec puisqu'ils réapparaissent dans d'autres textes : ‘I snap a suitcase shut, ready to travel, remembering that my mother, for six months before her death, always kept a fully packed suitcase in her bedroom.’(IH RPF 133 ; IH OOE 11).Qu'y a-t-il dans cette valise? Les absents (IH OOE 11), c'est-à-dire son fils exilé pour sa mère, c'est-à-dire ses parents pour Ihab Hassan? Qu'y a-t-il dans sa valise à lui? Un livre-tombeau pour ses parents? Mais on sait que les tombeaux sont souvent des cénotaphes.

Par leur situation dans le texte et leur longueur, ces notices biographiques donnent au lecteur une piste d'interprétation extrêmement précise pour le décryptage du sujet. Ce critère formel de lecture peut être appliqué aux autres personnages secondaires. Moawiya Nur occupe la plus grande partie des deux chapitres de l'autobiographie d'Edward Atiyah (EA ATS chp XXIX et chp XXXV). Que l'histoire de Moawiya ne soit pas rapportée en un seul chapitre peut s'expliquer par la simple logique chronologique. Mais il semble que cette division dans le texte permette au sujet de faire le compte des similarités et des différences entre lui-même et son élève et de sortir vainqueur de cette confrontation. Cette présentation de Moawiya en deux parties laisse le temps de la réflexion, le temps de l'expérience, s'inscrire dans le texte, montrant le lent cheminement et les hésitations d'un sujet en train de se chercher.

Salom Rizk conclut son texte par le portrait de deux de ses concitoyens (SR chp XXII) : portraits-vignettes, à la limite de la caricature, Le Méchant et Le Bon : fables-express à la manière de Kbashy desquelles le lecteur est censé tirer une morale. Que Ihab Hassan laisse une place relativement importante (comparée aux portraits lapidaires fréquents dans son texte) à son maître d'armes (IH OOE 76-78) reflète sa difficile position entre mère (francophone) et père (détenteur de la rapière). La question qu'il pose le concernant (‘had he come to Egypt expressly to avoid a war that humiliated his homeland?’ (IH OOE 78)) en dit probablement plus sur sa fuite hors d'Egypte à lui que sur Maître Prôst.

Les portraits annexes seraient des indices afin que le lecteur emprunte la bonne voie idéologique. S'ils figurent dans le texte, ils sont sans doute aussi la trace tue (‘[the] story which she was determined not to tell(SR 13)) d'une lutte intérieure difficilement avouable.

Notes
1043.

Abou, Selim. Liban déraciné. Immigrés dans l'autre Amérique . p. 17.