1 - Histoire antique.

Egypte éternelle, terres bibliques... ces clichés reviennent sous la plume de nos auteurs, inévitables. Ihab Hassan vit comme une fatalité (‘a curse, a fate’(IH OOE 16)) cette éternité omniprésente de l'Egypte pharaonique qui le poursuit jusque dans sa retraite sabbatique munichoise (IH OOE 5) : l'Egypte éternelle envahit le temps (‘Meanwhile, Eternal Egypt endures’(IH OOE 14)) et l'espace (‘Tutankhamun has just invaded the city. As in Paris, London, Toronto, Moscow and New York, the boy king conquers wherever he goes.’(IH OOE 5)).Qu'on préserve ce patrimoine, Ihab Hassan s'interroge sur ses possibilités de survie, une fois qu'un monument (Abou Simbel en l'occurrence) est découpé, déplacé, reconstitué (IH OOE 13), alors que tout son texte affirme sa perpétuité (comme une condamnation). A trop tutoyer l'éternité, l'histoire piétine, s'arrête et l'histoire d'Egypte que présente Ihab Hassan est celle d'un changement sans différence :

True, I perceive the changes from afar, in the tales of travelers, in news reports. [...] Yet Egypt has also remained the same. [...] Meanwhile, Eternal Egypt endures... (IH OOE 13-14)

Les changements sont de l'ordre de la fiction (tales) malgré l'allégation de vérité (true); d'ailleurs comment concilier la simultanéité des changements et de l'immobilisme, résumée par la formule finale (meanwhile) : paradoxe du mouvement et du temps immobiles ?

En Egypte le temps ne passe pas. Les gens vieillissent et meurent, mais le temps ne passe pas. Une civilisation morte nous précède dans l'avenir. Le despotisme nous fait vivre dans un éternel présent. 1046

Ihab Hassan suggère que l'Egypte se nourrit de ses conquérants successifs sans rien régurgiter. (IH OOE 3-4).

Did they [...] ever experience history? Or like the immemorial fellah, only suffer time? (IH RPF 81)

Est-ce pour faire cette expérience de l'histoire que Ihab Hasan cherche à s'échapper d'Egypte pour entrer dans le temps réel (‘Out of Egypt [...] into true time’(IH OOE 113)), afin d'échapper à cette malédiction d'un temps hors temps où le sujet ne peut que répéter ceux qui l'ont précédé et se répéter? Ihab Hassan cherche à se placer du côté de la vie et à l'exposition Toutankhamon il tourne résolument le dos à l'objet de l'admiration générale : à l'inverse de Howard Carter qui s'écria : ‘I see wonderful things’(IH OOE 5), il observe les spectateurs (‘I find myself looking not at exquisite artifices but at wondering German eyes.’(IH OOE 5)); mais en ne se mettant pas à la place d'Howard Carter ni des visiteurs allemands, ne se met-il pas à la place de Toutankhamon, dans le sarcophage vide?

Abraham Mitrie Rihbany ne considère pas l'héritage biblique comme une malédiction. On a dit comment le temps de l'enfance dans les terres bibliques truffées de références, de gestes, d'expressions... bibliques était, pour lui, un présent éternel, temps de la plénitude. Etrangement, la dimension messianique semble gommée dans cette approche - le temps messianique se trouve au-delà des mers, dans les nouveaux territoires occidentaux. Même si ce temps biblique est présenté comme positif, il est ressenti comme immobile. Il ne devient véritablement désirable que lorsque le sujet l'a quitté. Ce n'est que lorsqu'il a quitté ce passé biblique qu'il peut l'envisager, rétrospectivement, comme viable (AMR FJ 140-141) : dès qu'il se situe dans une histoire dynamique, il peut envisager l'immobilité de son temps d'origine comme une bénédiction et une richesse. Il y voit, et c'est une des lectures possibles de The Syrian Christ, une possibilité de retour aux sources de la spiritualité. On a déjà souligné ailleurs la visée rétrospective de la lecture d'Abraham Mitrie Rihbany de ses attaches bibliques par opposition à la visée prospective de la Bible. En la faisant coïncider avec le présent immobile de son Orient il fige la Bible et lui enlève toute perspective, toute ouverture vers l'avenir. C'est le désir refoulé d'Abraham Mitrie Rihbany de retrouver la totalité imaginaire de son enfance qui immobilise le temps et rend l'histoire biblique stérile, puisqu'il la condamne à se reproduire sans différence.

Gregory M. Wortabet se situe dans une perspective de type plus encyclopédique. Son récit de voyage prend en compte les traces des civilisations passées; ses observations sont augmentées du fruit de ses lectures et connaissances. Il cherche à faire de ce passé un savoir. Plus qu'un récit de voyage, c'est un livre qui vise à instruire (GMW vol. 1 xv). Malgré une tendance à la compilation, on sent un effort de compréhension évolutive : il ne s'agit pas d'une somme définitive mais d'une recherche ouverte. On peut parler d'un timide (et maladroit) début d'approche historiographique. Ce désir de savoir correspond à un désir de maîtrise qui coïncide avec un désir de pouvoir. Savoir, on l'a dit, c'est dominer l'Autre, et Gregory M. Wortabet, en se faisant guide éclairé et savant, détient un pouvoir sur ceux qu'il guide. Il en a du moins l'illusion, car il ne maîtrise guère les éléments et l'on frise le fiasco et le chacun pour soi. Il n'empêche que son acquis lui donne un recul, une distance qui lui permet d'envisager (de fort loin, certes) une approche objective, ce qui le différencie d'Ihab Hassan ou d'Abraham Mitrie Rihbany qui sont englués dans le passé historique de leur pays, dont ils ne parviennent pas à faire le deuil. L'approche historique donne à Gregory M. Wortabet un détachement qui lui permet de se nourrir de ce passé sans en étouffer.

Ces trois manières de considérer le passé de leur pays révèlent la relation du sujet avec son pays plutôt qu'une quelconque réalité historique : rupture, nostalgie ou désir de maîtrise, cela révèle aussi leur relation avec leur présent. Quel présent et quel avenir pour un sujet qui n'aurait pas réglé ses comptes avec son passé? Un tel sujet peut-il parler d'autre chose que du passé? Il semble que cela soit difficile puisque même le discours contemporain d'Ihab Hassan est hanté par l'Egypte ancienne : son autobiographie commence par l'évocation des os dispersés d'Osiris (IH OOE ix) et s'achève sur l'image du scribe accroupi (IH OOE 111-112) : entre les mystères d'Osiris et le livre sacré de Thot, il n'a rien appris (‘Time has kept its secret from my prying mind(IH OOE 113)) et ne peut que répéter la prophétie d'Hermès Trismégiste:‘this most holy land, the abode of shrines and temples, will be most full of graves and of dead men’(IH OOE 112).

Fig. 14. Irak. (Cliché : Dominique Baudis.
Fig. 14. Irak. (Cliché : Dominique Baudis.Regard sur le Proche-Orient.).

Notes
1046.

Sureau, François. Lambert Pacha. (Paris : Grasset, 1998). p. 222.