2 - Histoire immédiate.

Edward Atiyah ouvre son texte par une rapide histoire de la Syrie afin de mettre les connaissances du lecteur sur le Proche-Orient à jour : bref tour d'horizon parallèle au chapitre suivant où il donne au lecteur les éléments nécessaires pour comprendre sa famille jusqu'à sa naissance. Salom Rizk de façon plus brève, puisqu'il n'y consacre qu'une page, dresse également un tableau de la situation dans la région. Puis leur histoire et l'Histoire seront plus ou moins étroitement mêlées. Certains, comme Abraham Mitrie Rihbany, Edward Atiyah, Fawaz Turki, seront acteurs de l'Histoire avec des rôles officiels; les autres ne seront pas pour autant spectateurs mais leur implication sera d'une autre nature. Ecrire leur autobiographie est de toute façon un acte politique au sens large du terme dans la mesure où il implique le sujet dans une dimension autre qu'individuelle : exemples, témoins, ils se donnent une stature propre à les faire entrer dans une réflexion historique sur les relations entre le Proche-Orient et le monde occidental.

Edward Atiyah se place donc dans la suite logique d'une double histoire, (inter)nationale et familiale, dont il est le produit. Très rapidement son histoire va être indissociable de l'Histoire : c'est, du moins, ainsi qu'il la présente. Ses déplacements entre Beyrouth et la montagne, entre le Liban et le Soudan..., qui sont liés aux aléas de l'Histoire, vont être présentés de façon à ce que la limite entre histoire et Histoire soit de plus en plus difficile à établir. Il y a chez Edward Atiyah une identification à l'Histoire que le parallélisme des deux premiers chapitres laissait deviner. D'ailleurs vers la fin de son ouvrage, le je laissera la place à un discours impersonnel où le sujet donne l'impression d'être moins impliqué. Or il l'est toujours autant, voire davantage puisque dans une vision totalisante il se donne pour métaphore de l'Histoire : son histoire individuelle a tellement suivi le flot de l'Histoire, que la synthèse de l'Orient et de l'Occident qui s'est réalisée en lui après de longues périodes de doute, de révolte, est celle qu'il propose comme solution au problème arabe. La phrase de conclusion de l'avant-dernier chapitre (A Plan with a purpose to which a man could give his final loyalty (EA ATS 221)) en faisant écho au sous-titre: A Study in Loyalties signe cette confusion entre histoire et Histoire. La trop forte identification du sujet aux événements de son milieu le fait se diluer pour ne plus laisser place qu'à l'Histoire. On ne peut cependant pas parler d'un ouvrage historique (Edward Atiyah en a écrit un certain nombre par ailleurs) à cause de la trop grande part de subjectivité.

Pour Salom Rizk, dont l'histoire individuelle croise aussi celle du Proche-Orient, la démarche est sensiblement différente. Les événements immédiats l'atteignent sans qu'il ait un moyen de les comprendre : question de milieu, les Atiyah étaient éduqués et travaillaient au service du pouvoir colonial. Dans le milieu rural et illettré de Salom Rizk, le conte tient lieu d'éducation et d'information :

Most of the talk in our valley was the little talk of little people trying to scratch a living out of a mean and niggardly earth [...]. The little news that reached us came on the wings of rumor and hearsay, and so everything that was ugly was uglier and everything that was beautiful was more beautiful by the time we heard it. (SR 1)

Mais lorsque la guerre arrive dans les villages, elle n'a pas la médiation esthétique qu'elle pouvait avoir pour Edward Atiyah enfant lisant la presse (EA ATS 38); elle touche Salom Rizk de plein fouet, dans son corps : elle est de l'ordre du réel. (SR 28). L'interprétation (et l'engagement) historique de Salom Rizk dépend de cette confrontation avec le réel de l'histoire. Aux Etats-Unis, face à la crise de 1929 (SR 206) et lors de sa rencontre avec le bateau des juifs émigrants en Palestine (SR 254-262), c'est le corps souffrant (le souvenir de son corps déchiré par la misère) qui lui dicte sa conduite et son engagement. Si réflexion historique il y a, elle part de son expérience de souffrance et demeure dans des limites individuelles. Salom Rizk demeure sujet jusqu'au bout de son texte même s'il est de plus en plus parlé par une idéologie. Là où Edward Atiyah se place hors de lui pour donner une vue plus générale, Salom Rizk reste résolument en lui et parle depuis son corps. Là où Edward Atiyah se dilue dans l'Histoire, Salom Rizk la concentre au niveau de son expérience individuelle. Même si Salom Rizk se donne aussi en exemple, il reste un, alors qu'Edward Atiyah donne l'illusion de se fondre dans l'Un (‘oneness’ (EA ATS 220)).

Pour les Palestiniens, il s'agit de règler des comptes avec l'Histoire qui leur a joué un sale tour. Fawaz Turki est à la croisée de la réflexion intellectuelle d'Edward Atiyah et dela réaction épidermique de Salom Rizk, puisqu'il est cette histoire : ‘This problem and I became interchangeable’. (FT D 77)). Destin individuel et destin national se confondent puisque l'exil est celui d'un peuple tout entier. Je, nous, ils sont interchangeables. L'histoire de Fawaz Turki est interchangeable avec celle de chacun de ses compatriotes (FT D 149). Dépossédés de leur terre (‘Bereft of the land to which they and their family system had been rooted for centuries...’(FT D 22)),ils sont dépossédés de leur histoire qu'il leur faut reconquérir (‘our struggle was for our place in history’(FT D 16 ; 117)). Ils considèrent l'histoire telle qu'elle a eu lieu comme un ratage (‘we performed badly at the test of history’(FT D 143 ; FT SE 47))puisqu'elle les a conduits à une impasse (‘at the dead end of history’(FT D 98)) à partir de laquelle le passage du temps est arrêté (‘arrested for all time’(FT D 98)) à la date de l'exode de 1948 (FT D 185). L'Histoire dès lors patine, condamnée à un présent qui est lui-même condamné à n'être qu'une répétition du passé où les générations se suivent en reprenant la même lutte (FT SE 36) avec les mêmes héros pour modèle. (FT SE 47). Le futur ne peut être envisagé que comme répétition du passé (‘as if I am seeing my future in his past(FT SE 34)). Ce sont ces références historiques passées qui leur tiennent lieu de racines et d'identité : l'Histoire se résume pour eux à ici et maintenant, où ils la disent :‘Our suffering is sixty years old [...]. It is twenty years old. It is two minutes old. It begins and ends right here (FT SE 139). Histoire et terre sont liées : seul le retour libérera le temps (‘The Return means the reconstitution of a Palestinian's integrity and the regaining of his place in history’(FT D 176)), et permettra à l'Histoire de retrouver son cours, donc au sujet de se replacer dans une prospective et non une rétrospective. Si une nation vit tant qu'elle laisse revivre son passé selon Mohamed Haykal, elle ne peut vivre uniquement de son passé. La répétition incessante tue l'Histoire et ne laisse au sujet d'autre choix que de se réinventer sans cesse sur la page blanche qui lui tient lieu de patrie.