2 - Mesure du temps.

Ces deux rythmes correspondent à deux systèmes de mesure du temps pas toujours compatibles.

Si le rythme des saisons domine la vie rurale, le temps se mesure au passage des saisons. : ‘In Syria [...] the calendar and nature are in perfect harmony’(AMR FJ 22).

Les calendriers proprement dits n'existent pas (‘in the entire absence of calendars’ (AMR FJ 84)) et seuls les prêtres sont capables de compter les jours en se basant sur les fêtes des saints (‘[the priest] usually counted on his fingers from the last saint's day, according to the Eastern calendar’(AMR FJ 85)).Les saisons revenant avec régularité pour structurer les activités et les déplacements des villageois, on comprend pourquoi la chronologie semble sans importance à Abraham Mitrie Rihbany : un rythme répétitif comme celui des sakiah (IH OOE ) régit la vie depuis le début des temps - ou du moins celui de l'agriculture (IH OOE 35). C'est le mode de vie rural et nomade qui permet la mesure du temps. La distance est calculée en temps matérialisé par une action courante : ‘A place was as far as [...] the smoking of a cigarette, [...] or a day's journey’(AMR FJ 79); le temps est donc rendu à l’imaginaire. De la même façon, l'emploi à l'année en Syrie est vécu comme une sécurité alors que l'emploi à l'heure en Amérique est déstabilisant car il est perçu comme une menace de morcellement, de dislocation :

Syria is better than this uncertainty and killing labor. Do you live and eat by the hour? Can you build your house by the hour? Do you marry and raise children by the hour? Then why do they make men work by the hour? ... (SR 141)

Le temps en Orient, malgré l'éternité, est à dimension humaine. L'éternité même est à dimension humaine puisqu'elle est répétition des mêmes gestes (‘everything there once done, was done again’(IH OOE 35)), vision totalement imaginaire du temps, qui nie quelque dynamique que ce soit: ainsi Abraham Mitrie Rihbany, en toute plénitude, peut-il continuer à vivre dans la Bible. Cependant, et de toute évidence, même la nature ne se répète pas à l'identique (‘Despite the fanatic conservatism of the earth, something always happens, something new and strange’(IH OOE 35)) et la différence introduit une rupture à un point donné qui modifie l'appréhension du temps.

Pour nos auteurs, la nouvelle mesure du temps intervient lors de leur contact avec l'Occident, dont on a dit qu'il comptait l'exactitude parmi ses caractéristiques : ‘Everything goes by clock work in England’(GMW vol. 1 122). Abraham Mitrie Rihbany fait l'apprentissage de ce temps mesuré par la pendule à l'école (AMR FJ 62), totalement différent de celui de l'école de son oncle mesuré par le rythme du métier à tisser (‘the flitting of the shuttle through the web... the magical movements of the loom’ (AMR FJ 60)). A l'inverse du sentiment de plénitude qui naît d'un temps non soumis à découpage, avec ce temps mesuré vient le temps de la sanction; la pendule scande la punition et introduit l'idée de la mort (AMR FJ 65). Le père d'Ihab Hassan lui offre une montre au moment où il quitte l'Egypte éternelle (IH OOE 1) lui ouvrant accès au monde des mortels. Et c'est bien la question de la mort qui se profile derrière la question de Salom Rizk incrédule quand il est employé à l'heure et non à l'année : ‘How can anybody know from one day to the next whether he is going to be able to eat or not?’ (SR 141-142). Plus prosaïquement la comptabilité du temps est liée en Occident, à la civilisation industrielle : ‘[Syria had] no industry to teach the value of time’(AMR FJ 56). Derrière cette phrase anodine se cache le fameux Time is money, avec un matérialisme auquel les sujets exilés ont d'abord du mal à s'adapter.

La différence entre ces deux temps est aussi une différence de place du sujet. On peut parler de subjectivité pour le temps oriental; l'homme est au centre de cette mesure du temps. Le temps occidental mesuré avec exactitude, par des objets, des machines pourrait être considéré comme objectif : c'est la machine qui est au centre de cette mesure. On se rapproche ici de la problématique du temps objectif et de la durée subjective. On comprend aisément comment le sujet peut être désorienté, puisqu'il est déplacé et que ses repères temporels ne sont plus opérants.