La rupture due au départ vers l'Occident et l'autre langue occasionne un véritable bouleversement pour le sujet qui doit se redéfinir dans sa nouvelle temporalité en conservant des liens avec l'ancienne pour s'assurer d'une continuité, essentielle à sa cohérence en tant que sujet.
Un des personnages d'Albert Memmi évoque sa difficulté à communiquer avec la jeune femme qu'il aime par manque de passé commun parce qu'il est Tunisien, et elle, Française : ‘Je ne pouvais évoquer le passé : nous n'en avions pas de commun’. 1055 Pour les auteurs arabes d'expression anglaise, cette coupure passe non seulement entre leurs interlocuteurs et eux-mêmes mais elle passe d'abord en eux : ‘I learned to play hide and seek alone, to double myself [...] and to recognize the fluttering shape of each, startling myself as I came upon my Other around the bend’(IH OOE 54). Leur partie occidentale n'a pas de passé commun avec leur partie orientale et l'écriture est pour eux le moyen de faire la suture entre les deux parties. Le récit autobiographique leur permet de ressaisir en partie ce passé, et de se le réapproprier. Dans la mesure où cette écriture est rétrospective, l'autobiographe rapporte le passé au présent, ce qui lui permet d'évaluer la continuité et le changement 1056 . Tous éprouvent de la difficulté à faire s'emboîter harmonieusement passé et présent :
‘ What I had become in the New World could not be easily reconciled to what I had been in the old world. (AMR FJ 336)’Ils ont du mal à se reconnaître dans le vieil album de photographies qu'ils feuillettent (AMR 336). Ils notent de nombreux signes de rupture, qui sont marqués par la profusion de first que nous avons déjà signalée : en fait, il n'y a pas une rupture, mais une série de ruptures progressives qui amènent le sujet à son état présent. Cette répétition est probablement un des signes de la continuité du sujet, dans la mesure où la rupture ne parvient pas à être radicale. Ainsi être citoyen américain est une chose, le devenir en est une autre et une américanisation est un long processus qui se passe dans la durée. La rupture, elle, est ponctuelle et nette. Pour Edward Atiyah, le choix de l'Angleterre est aussi un long apprentissage (comme en témoigne la répétition de l'expression :‘a process of affiliation’ (EA ATS 86 ; 124)) qui passe par un apprentissage de ses racines arabes : il est, de tous les auteurs, celui qui recherche le plus consciemment la continuité en se posant comme synthèse. Paradoxalement, la continuité s'établit dans le regard rétrospectif qui fait ressortir les différences : c'est la répétition de ces différences qui établit une ligne continue, fil conducteur qui relie les points de rupture.
Dès que la rupture est présentée comme irrémédiable, cette affirmation est aussitôt déniée par la suite du texte : ‘the complete breach with the past’(EA ATS 55) est atténué par la constatation suivante :‘the voices from the past were growing silent’ (EA ATS 56). De la même façon, le début dans la nouvelle vie est atténué par une forme progressive qui nie la ponctualité sémantique de begin : ‘I was really beginning to enter into my new life...’(EA ATS 56)(de plus, I was beginning est répété, ajoutant à cette durée). De la même façon Ihab Hassan ne parvient pas à rendre la rupture définitive :
‘ I have never returned to Egypt , though Geoffrey Karim Hassan [...] has visited Egypt twice in the intervening decades. The country he saw is one I know and do not know. (IH OOE 104) ’La continuité est assurée par son fils qui se substitue à lui dans la période intermédiaire (inter-vening), intermédiaire entre le départ et... quoi? Though restrictif tempère la finalité de never. La répétition de Egypt, alors qu'on pourrait envisager un pronom personnel it, dénote aussi cette impossibilité de la reléguer à la neutralité, à l'inexistence (si l'on assimile it à une troisième personne non-personne 1057 ). Quant aux présents I know , I do not know, ils situent l'Egypte non pas dans le placard aux souvenirs (‘the cupboard of my mind’(EA ATS 126)) (comme il avait essayé de le faire auparavant (‘the old Egypt I know and the new Egypt I ignore’(IH OOE 141)), mais dans l'actualité.
Continuité ne signifie pas même et si, comme l'affirme Daniel Sibony, la mémoire est présence de l'Autre en nous 1058 , elle est doublement Autre chez ces auteurs. Il semble que ce soit cette altérité ( ‘the alien within’ 1059 ) qui les conduise à deux positions extrêmes face à leur passé : le désir de le liquider ou la tentation de l'idéaliser. Ihab Hassan cherche à faire taire son passé qui voudrait s'affirmer plus vrai que son présent, plus présent que son présent, en ce qu'il est lié à l'indestructible et omniprésente Egypte éternelle. En tentant de nier la fatalité de son appartenance à cette Egypte-là, il ne fait que l'affirmer. Le passé demeure pour lui une énigme (‘riddle’ (IH OOE 2)) parce qu'il refuse consciemment de l'articuler avec son présent et de chercher à reconnaître je dans l'Autre ou l'Autre dans je.
Abraham Mitrie Rihbany, à l'opposé, fait du passé un temps idyllique, par le truchement qu'on a étudié. Face aux désillusions du présent, il faut (r)établir l'illusion d'un passé positif dont l'altérité est réduite par les comparaisons bibliques : la Bible est un patrimoine commun à tous les chrétiens, orientaux et occidentaux. Salom Rizk en rapportant les histoires de sa grand-mère replonge aussi dans les illusions du passé : un passé où tout problème trouvait une solution heureuse grâce à l'entremise de Kbashy, la conteuse pacificatrice (SR 2). De la même façon lorsque Edward Atiyah fait ressurgir l'image de l'enfant accueillant avec jouissance l'annonce de la Première Guerre mondiale, n'est-ce pas une façon de nier le réel de la guerre lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate (EA ATS 209)?
Le passé ne peut, de toute façon, que resurgir, sous forme de la dette symbolique, contractée à la naissance, dont toute autre dette n'est qu'un écho qui vient rappeler la dette originelle. Ainsi Abraham Mitrie Rihbany, à la fin de son texte, énumère-t-il une série de ceux auprès de qui il est endetté :
‘ To my Mother Church, [...] I am indebted [...]. To the missionary zeal of the great Presbyterian denomination, [...] I am indebted [...]. To the Methodist Episcopal Church of America I owe [...]. To the congregational Church, [...] I owe... (AMR FJ 342-343) ’Cette dette irrévocable est à la base de cette impossiblité de se débarrasser du passé. Si Gontoosy, la grand-mère de Salom Rizk, parvient au péril de sa vie à rembourser la dette causée par la mort de son mari (SR 31-45), celle des sujets émigrés ne peut être acquittée puisqu'elle n'est pas matérielle. S'ils remboursent les dettes occasionnées par le voyage (AMR FJ 180 ; SR 129 ;140), c'est qu'il ne s'agit que d'emprunts. La dette symbolique, elle, ne se rembourse pas et Edward Atiyah a beau jeu de défier son pays natal : ‘I will defy the East to reclaim me’ (EA ATS 124)); il peut devenir actionnaire de l'Empire britannique (‘I had a share in [British rule]’(EA ATS 171)), il sera toujours débiteur envers son Orient natal. Le nier revient à être hanté par cette dette, comme Ihab Hassan qui ne parvient pas à se débarrasser des fantômes familiaux qu'il promène dans sa valise, représentation de celle de sa mère mourante (IH OOE 10).
Le passé, quelle que soit la façon dont il refait surface est révolu (‘The irrevocable past’ (EA ATS 55)) mais l'écritureremplace ce qui n'est plus là parce que cela a été vécu dans l'autre langue. L'écriture rend le passé, en usant d'un méchant jeu de mots, re-vocable: ‘Where are my parents, now dead, where anyone, including Thutmose the Third and great Ramses, except in the shadow world of representations? Only languages, simulacrum of our presence, speak’ (IH OOE 11).
L'écriture rend le passé aux mots mais ce faisant le relègue au domaine de l'Autre impossible, puisqu'il est langage.
Biro, Adam. ‘Coccinelles.’ Une Enfance d'ailleurs. p. 18.
Memmi, Albert. Agar. (1955) Paris : Gallimard Folio, 1984. p. 42.
Voir Lejeune, Philippe. Je est un autre. p. 288.
Benveniste, Emile. Problèmes. p. 228.
Sibony, Daniel. Entre-deux. p. 123.
Lively, Penelope. Oleander. p. 1.