Le présent, nous l'avons dit, est le temps de convergence où se rejoignent tous les temps du sujet, temps de l'énoncé et temps de l'énonciation, temps vécu, imaginé, rêvé, rejeté, espéré... Voilà ce qui rend ce présent complexe ( ‘the vastly various and complex present’(AMR FJ 56)). Il est point de départ et d'arrivée (l'autobiographie s'achève là où elle a commencé (‘every end is a beginning’ (FT SE 200)); point pluriel comme l'inscrit Ihab Hassan dans le titre du premier chapitre de Out of Egypt :‘Beginnings and ends’ (IH OOE 1). Il est le point de coïncidence des contraires (‘my last day in Palestine and my first day in exile’ (FT SE 200)), où se rejoignent ce qu'on quitte et ce pour quoi on le quitte, en d'autres termes, le passé réel et le futur rêvé. Point de rencontre, le présent comme somme de tous les temps est envisagé par certains auteurs comme un point d'attache, étape dans le cheminement, port dans l'errance. On se souvient que les ports sont loin d'être accueillants entre le manque de lumière pour avertir du danger (GMW), les arnaqueurs qui tirent profit de la volonté de partir à tout prix des immigrants (AMR), les canons ennemis qui les bombardent (EA) : le présent comme port n'est guère plus accueillant. Il est tout au plus une escale, le temps pour le sujet de s'assurer de ce qu'il a/est à un moment donné (tel Abraham Mitrie Rihbany à son arrivée à Ellis Island faisant ses comptes avant de pouvoir débarquer). Parce qu'il vit dans une grande confusion (signifiant récurrent chez tous les auteurs), le sujet doit s'arrêter pour s'assurer de sa consistance. Le sentiment de morcellement, d'éclatement auquel il est constamment soumis l'oblige à s'arrêter parfois pour se regarder, se voir dans le miroir du présent. ‘They looked at themselves in the mirror of their past, for had they looked at the present the mirror would have been cracked’(FT SE 33).Dans le jeu de miroirs qui s'offre à lui, il peut découvrir une image en abyme qui, à force de se multiplier, peut devenir si infiniment petite qu'il risque de se perdre de vue, de disparaître, à moins qu'il ne perçoive une image kaléidoscopique, éclatée, à recomposer, sans cesse en mouvement, dont les fragments se combinent une fraction de seconde pour aussitôt se dissocier et former une autre image. Le présent de nos auteurs procède de cette instabilité du kaléidoscope. L'instant présent est un passé imminent 1067 menaçant la position du sujet, le rendant instable (‘the perpetual slide of the present’ 1068 . A peine écrit, le présent est déjà de l'ordre du souvenir, et la place occupée par le sujet de l'énonciation, le sujet fédérateur en quelque sorte, est vidée de sa présence (‘Only language, simulacrum of our presence, speaks’(IH OOE 11)). Si, comme nous l'avons laissé entendre plusieurs fois, nos auteurs sont condamnés à leur présent d'énonciation, ce que nous venons de souligner les condamne à être hors d'eux, excentrés. Ceci rejoint l'interrogation d'Ihab Hassan :‘my center nowhere, my circumference everywhere’(IH OOE 84) reformulée par Roland Barthes (au centre quoi? 1069 ) et l'on peut se demander, parodiant ce dernier, si l'oeuvre autobiographique ne serait pas faite de hors sujet.
Ce qui prédomine chez ces auteurs c'est la crainte d'être condamnés à flotter : ‘the fear of an unanchored mind in face of the indifferent immensities of Time and Space’(EA ATS 66). Le flottement est aussi bien temporel que spatial 1070 dans la mesure où le déplacement, l'exil, affecte tous les repères du sujet. Déplacé du lieu de ses origines, il perd contact avec sa géographie et sa chronologie originelles: dès lors, tout son équilibre est perturbé.
Ces auteurs se trouvent dans un passage, lieu complexe et dérangeant, puisqu'il procède du temps (l'écoulement du temps), de l'espace (l'endroit où l'on circule) et du texte (fragment d'une oeuvre). Ils sont ceux qui passent, qui sont dépassés mais qui repassent. Passe-temps comme d'autres seraient passe-murailles, ils sont aussi passeurs, ceux qui font traverser les frontières de l'espace, mais aussi du temps, outrepassant des limites (par qui imposées?) au risque de subir la passion - sans assurance de résurrection.
Lecarme, Jacques. L'autobiographie. p. 126.
Lively, Penelope. Oleander. p. 1.
Barthes, Roland. RB par RB. p. 96.
Voir Lively, Penelope. Oleander.p. 175. « And displaced persons are displaced not just in space but in time; they have been cut off from their own pasts. [...] If you cannot revisit your own origins [...] you are for ever in some crucial sense untethered. »