c - L'Orient cloisonné.

Si, comme le dit Salom Rizk, il est bien des façons de se perdre (SR 138), il existe également bien des structures de l'espace possibles. Si la géométrie de l'espace n'est pas immédiatement perceptible au Proche-Orient, cela ne signifie pas qu'elle n'existe pas. Fatima Mernissi explore ces structures dans The Harem within publié aux Etats-Unis sous le titre Dreams of Trespass (titre qui implique un ordre, une structure fermement établi(e)). La version française Rêves de femmes a été revue et adaptée par l'auteur et l'un des ajouts porte précisément sur l'existence d'une structure : Le hasard était impossible, ou plutôt impensable 1072 , ce qui contredit l'assertion de chaos d'Abraham Mitrie Rihbany (AMR FJ 33-34). L'ordre existe mais il disparaît au regard parce qu'il est perverti.

La distribution de l'espace correspond à des critères sociaux, religieux, politiques comme le souligne Edward Atiyah de façon répétée et la structuration de l'espace est opérée en fonction de ces divisions. On ne répétera jamais assez la (les) partition(s) du Liban. Ces espaces se retrouvent au niveau de la ville ou du village. Ainsi, Zamalek où s'installe Laila Said est un enclos, coupé du reste de la ville :

Zamalek is an island right in the middle of the Nile, connected by bridges to the city. Zamalek wants to be alone, to be isolated from the realities of Cairo and to be faithful only to the affluent Egyptians and foreigners who inhabit its plush villas, its gardens, its tree-shaded apartment blocks, ornamented by acacia trees and white-turbaned Nubian Bowabs, doormen. There, isolated by the river on both sides [...] you can forget that just on the other side of the bank, human beings exist one on top of the other in stagnant, muddy tenements where running water is sparse and where it is so dark at noon that you have to light a match to find your way through the debris of garbage and rats. Zamalek [...] intoxicates you with its sunshine, its palm trees rising haughtily above the polo grounds [...]. In Zamalek, there is no Egypt , only river cafés and houseboats, where Scotch is sipped and white suits will not be sullied by the grime and dust of the city. (LS 34)

On repère clairement ici les clivages sociaux avec, à nouveau, un contraste entre la verticalité de Zamalek (tree, turbaned, palm trees, haughtily, above) et l'horizontalité des quartiers qui l'entourent. De ce contraste entre les deux axes, se dégage petit à petit, une opposition entre la réalité attachée à l'horizontalité et l'imaginaire à la verticalité. La structuration est d'autant plus parfaite qu'elle s'éloigne de la réalité. La structure des maisons ou appartements reflète assez précisément les quartiers où ils sont situés : microcosme et macrocosme se renvoient l’image l'un de l'autre. A l'architecture géométrique simple des appartements luxueux, s’oppose le labyrinthe des maisons ou appartements pauvres :

I climbed a dark staircase leading to a roof [...]. A woman [...] beckoned me down a long passageway flanked by barren rooms... (LS 44)

La chute sociale des beaux-parents de Laila Said se traduit par l'occupation d'un appartement qui semble n'être qu'un labyrinthe inextricable de couloirs sombres :

My mother-in-law [was] shuffling about in the corridors [...]. She was trapped in that apartment, in those corridors she spent so much time meandering in. [...] I made my way through the long corridor which led to Amin's room [...] at the end of the long corridor, a dark corridor like the tunnels inside the pyramids which you must walk through with bent back so as not to offend the pharaohs lying there... (LS 32-33)

Après le monde factice et construit des villas bourgeoises (‘a bourgeois paradise’(LS 32)), l'horizontalité de la réalité (bent back) nivelle les rêves d'élévation. La terrasse, rêve d'ouverture par ceux qui dominent le monde, n'est pour les plus pauvres (‘this community of poverty’(LS 44)) qu'un espace plan où installer leurs activités puisque dans une ville aussi densément peuplée que Le Caire, ils ne peuvent que les superposer faute d’y pouvoir disposer d’assez d'espace pour les juxtaposer : ‘I read somewhere that two hundred fifty thousand people live in one square mile in Cairo, as compared to twenty-five thousand in New York’ (LS 262). Même dans les villages les activités semblent être superposées :

Her home consisted of a ground-floor room for the chickens and other animals, and an upper room that the whole family shared. (LS 273)

L'espace vital dans les maisons correspond à une structure où hommes et femmes mènent des existences dans des compartiments en partie séparés. Fatima Mernissi s'emploie à montrer la configuration spatiale de ce mode de vie en milieu urbain alors qu'Isaak Diqs y fait plusieurs fois allusion lorsqu'il décrit la vie des tribus nomades (ID 18 ; 37 ; 41 ; 43 ; 53 ; 81...) :

Ce qui définit le harem [...] n'est pas tant la multiplicité des partenaires sexuelles que la ségrégation de l'espace en « dedans » et « dehors » et le confinement des femmes dans le premier. Le concept de harem est intrinsèquement spatial, c'est une architecture où l'espace public, dans le sens occidental du terme, est inconcevable, car il n'y a qu'un espace « intérieur » où les femmes ont le droit d'exister et un espace masculin extérieur d'où les femmes sont exclues. 1073

L'intérieur du harem tel qu'il apparaît chez Fatima Mernissi est extrêmement structuré, d'une symétrie géométrique très rigoureuse :

First, there was the square and rigid courtyard, where symmetry ruled everything. Even the white marble fountain, forever bubbling in the courtyard center, seemed controlled and tamed. The fountain had a thin blue-and-white faience frieze all around its circumference, which reproduced the design inlaid between the square marble tiles of the floor.The courtyard was surrounded by an arched-colonnade, supported by four columns on each side. The columns had marble at the top and at the bottom, and blue-and-white tilework in the middle, mirroring the pattern of the fountain and floor. Then, facing one another in pairs, across the courtyard, were four huge salons. [...] When you lifted your eyes toward the sky, you could see an elegant two-story structure with the top floors repeating the square arched colonnade of the courtyard, completed with a parapet of silver-plated ironwork. And finally, you had the sky-hanging up above but still strictly square-shaped, like all the rest, and solidly framed in a wooden frieze of fading gold-and-ocher geometric design. (FM 4-5)

On voit nettement apparaître une structure close, constituée de formes concentriques, de jeux de répétitions horizontaux ou verticaux. Le théâtre de Laila Said, ancien caravansérail transformé en bordel avant de devenir théâtre, a la même configuration (LS 102-104), de même que la maison damascène où séjourne Gregory M. Wortabet (GMW vol. 1 220-221). Ce sont des structures d'enfermement qui sont données ici, dans un contexte féministe, qui veulent témoigner de l'enfermement de la femme, le dénoncer. Cependant, Fatima Mernissi va au-delà de ce militantisme réducteur et suggère la similitude entre les femmes et les minorités religieuses. En fait, la constatation de cette structure de resserrement progressif est commune à tous les auteurs étudiés.

Gregory M. Wortabet déclare que toutes les cités orientales sont fermées :‘all the cities of importance in the East are walled round’ (GMW vol. 1 79). Walled round est une forme redondante qui resserre encore davantage l'espace. De ces cités fermées sur elles-mêmes, on a déjà mentionné l'espace étroit des rues :

These ancient streets were so narrow and the houses were so close to each other on either side that people were constantly on their balconies, talking, shouting, shrieking at each other. (FT SE 20)

Dès lors que le manque d'espace contraint à la promiscuité, l'espace sera cherché à l'intérieur des maisons, qui s'ouvriront sur des cours intérieures : ‘Our harem in Fez was surrounded by high walls [...]. All the windows opened on to the courtyard. There were none facing the street’(FM 61).Il n'est pas étrange que le bureau de la censure occupe un espace regardant vers l'intérieur (‘The office of the censorship committee [...] was a small office, with a window overlooking a courtyard’(LS 155)).Chaque maison reproduit à son échelle la géométrie de la cité. Des anciens palais cairotes (LS 43-44) aux maisons paysannes (LS 97), l'espace se referme sur une forme intérieure la plupart du temps carrée qui se réduit parfois à une niche (‘a hole in the wall where she did her baking’(LS 273)) ou à un coffre - ce qui reste après l'exil forcé (‘a small old wooden box’(ID 76)), où le corps est encore prisonnier de vêtements qui reproduisent ces espaces d'habitation : ainsi selon Laila Said, le président Sadate aurait condamné le port du voile qui rend les femmes semblables à des tentes (‘Veils [...] make them look like walking tents’(LS 227)). La clôture s'applique à la cité et à ses occupants pour reprendre la définition du harem de Fatima Mernissi : ‘The word «harem» referred both to the space and to the people who lived within it’(FM 65). Ce qui semblait être une ouverture par opposition au rétrécissement extérieur devient donc une fermeture. Il est question de cage (LS 77). Les ouvertures vers l'extérieur, quand elles existent, marquent l'interdiction que paradoxalement elles signifient. L'école d'Isaak Diqs le frappe par sa porte: ‘we passed through a large gate with green iron bars’(ID 63), habitué qu'il est à l'espace de la tente qui, d'une certaine manière, malgré le cloisonnement, permet le passage: ‘Some young women peering through the few holes in the tent’(ID 20 ; 43). Le harem est également perméable : les femmes parviennent à s'immiscer dans l'espace masculin pour écouter la radio (FM 7-8), mais la grille ouvrant sur l’extérieur est nettement plus inaccessible (FM 21-22).

Ce cloisonnement est une tentative de réponse au chaos extérieur. Le ciel, la nature sont des éléments incontrôlables qu'il faut cadrer :

Looking at the sky from the courtyard was an overwhelming experience. At first, it looked tame because of the man-made square frame. [...] With your head tilted back, facing the squared sky... (FM 5) ’ ‘ From the courtyard, nature seemed irrelevant. It had been replaced by geometric and floral designs reproduced on tiles, woodwork, and stucco. The only strikingly beautiful flowers we had in the house were those of the colorful brocades which covered the sofas and those of the embroidered silk drapes that sheltered the doors and windows. (FM 61)

Non seulement la nature est encadrée, mais elle sert à encadrer : voici donc une instance de la perversion qui s'opère dans ce processus d'enfermement et de cloisonnement qui vise à nier la différence, l'altérité. Il s'agit de rejeter l'Autre hors des murs, hors de son espace propre. Ainsi, chaque espace serait-il limité au Même, chassant toute possibilité d'ouverture, d'où ce sentiment d'étouffement exprimé par tous les auteurs tour à tour. Le Même tue (‘How can spirit subsist in such stony confinement?’ (IH OOE 108))et cet espace confiné, fermé sur lui-même devient une tombe :

Its [=Damascus] narrow, covered streets have [...] the semblance of graves. (GMW vol. 1 200; 232)

Au bout de ces corridors interminables, comme dans la Grande Pyramide, se trouve un tombeau:

Amin's room at the end of [...] a dark corridor like the tunnels inside the pyramids [...] was also a cold space -just like the pharaoh's tomb. A space where only death can imprison and contain the silent God... (LS 33)

Derrière tous ces murs qui se répètent dans une symétrie vertigineuse à force de se répéter , le sujet ne peut que mourir en devenant un motif supplémentaire de cette géométrie létale ou s'échapper en laissant le tombeau vide : Out of Egypt .

Notes
1072.

Mernissi, Fatima. Rêves de femmes. Une enfance au harem . p. 8.

1073.

Mernissi, Fatima. Rêves de femmes.p.239.