b - Une autre structure.

Il n'empêche que des individus vivent dans cet espace ouvert sans y perdre la tête. La ferme de la grand-mère de Fatima Mernissi est tout aussi structurée que sa maison de Fès et il y règne un ordre tout aussi strict.

La nature n'est pas aussi libre ou anarchique qu'il y paraît. Sans aller jusqu'à la perversion qui consiste à la géométriser et l'emprisonner dans des motifs architecturaux ou culturels (FM 61), l'homme la travaille pour l'apprivoiser. Les cultures en terrasses sont un exemple récurrent de ce désir d’organiser la nature 1076  :

The peasantry cut up the sides of the mountains into terraces, raising one above the other, each of them being well hedged with stones, so that the soil washed off from one terrace only improves the one beneath it and so on. The villagers are however, always on the watch to keep their terraces in order. (GMW vol. 1 134)

On remarque ici comment le mouvement vers le bas est récupéré et inversé, la descente de la terre aidant à la fertilité.

En fait, il s'agit surtout de donner une grille de lecture pour que cet espace ouvert ne devienne ni ne demeure illisible. S'il reste le même naturellement, il change culturellement :

The landscape, first dumb, becomes mythicized, then historicized, then conceptualized, even as the fellah maintains his Stone Age way. (IH OOE 35) 1077

L'espace ouvert est réduit jusqu'à devenir une cage :

In populous Egypt , worn smooth by time, wild animals belong only to myth. [They] are seen on temple walls - or else in the Cairo zoo. [...]. The beast was captured, bound and crated, sent off to the Cairo zoo. (IH OOE 33)

La nature effraie : elle est donc déifiée ou apprivoisée ; l'espace est confiné à la page (au mur) d'écriture - on y reviendra - ou à un parc d'acclimatation, où la nature est codifiée, structurée, mesurée, maîtrisée par l'homme. Le zoo, c'est le lieu de la chute de la divinité : Sobek, le dieu crocodile, devient un paquet ficelé inoffensif. On quitte ici la verticalité ascendante pour amorcer une descente, retour vers l'horizontalité.

Le paysage est illisible parce qu'il foisonne de directions, de formes. Habituée à la symétrie du harem de Fès, Fatima Mernissi prend peur là où il n'est point de rigueur géométrique. Or, cette rigueur géométrique correspond à une géométrie idéologique et n'a pas besoin de signes extérieurs :

A harem was about private space and the rules regulating it. In addition, Yamina said, it did not need walls. Once you knew what was forbidden, you carried the harem within. You had it in your head, « inscribed under your forehead and under your skin » . That idea of an invisible harem, a law tatooed in the mind, was frightfully unsettling to me. (FM 66) 1078

politique. Ainsi les marques visibles ne seront qu'une métaphore de ces marques invisibles. Si les marques visibles disparaissent, le quadrillage mental demeure et s'y substitue. Edward Atiyah à Gordon College éprouvera l'impénétrabilité de ces murs, ces frontières invisibles (EA ATS 137-140) que Fatima Mernissi décrit comme étant pires que les murs tangibles (FM 67) précisément parce qu'ils sont intangibles. Or, tout espace, écrit-elle, a ses règles : ‘any space you entered had its own invisible rules, and you needed to figure them out’(FM 66).On a évoqué les clivages religieux, claniques... qui donnent lieu à ces règles et à ces divisions de l'espace. Les traditions servent de remparts contre les changements qui bouleversent l'ordre et les repères établis (‘We live in difficult times, the country is occupied by foreign armies, our culture is threatened. All we have left is these traditions’ (FM 82)).

L'espace relève également d’une grille de lecture culturelle. On a dit la réinterprétation de l'espace naturel par la broderie ou la céramique, mais comme nous avons affaire à des écrivains, nous ne pouvons oublier les grilles esthétiques. Dans leur description des paysages, ils se conforment aux catégories du beau, du sublime et du pittoresque, avec leur agencement de verticales et d'horizontales, la gradation des lignes forces du paysage (EA ATS 22-23 ; GMW vol. 1 30).

C'est la conjonction de ces diverses grilles qui rend l'espace compréhensible. C'est ainsi que tel arbre spécifique est reconnu comme arrêt de bus, parmi tous les autres (ID 150), que telle pierre est un repère sur la route (ID 109), que telle aire piétinée avec quelques pierres noircies manifeste la présence, malgré leur absence, des tentes de la tribu exilée :‘I knew them all - white trodden spots from newly removed black tents, and black stones of hearths recently deserted’(ID 67).

En fait, on comprend que l'espace rural est, malgré son apparente ouverture, tout aussi cloisonné que l'espace citadin. Il semble même que ce soit dans cet espace ouvert que s'élaborent les règles les plus strictes puisqu'elles sont partie intégrante du sujet. De ce quadrillage intime de l'espace dépend sa survie : la présence d'un puits (ID 56), la trace d'un scorpion (IH OOE 23)... Du quadrillage idéologique dépend la survie sociale du sujet : Laila Said parce que, sans cesse, elle enfreint les limites sent le poids du scandale et de l'exclusion par la censure. Le découpage de l'espace rural est, paradoxalement, le laboratoire du découpage de l'espace urbain.

Notes
1076.

L’anarchie () étant l’état de ce qui est dépourvu de principe organisateur ().

1077.

Ce qui apparaît ici est l’opposition entre espace (amorphe, sans forme) et territoire (institutionnalisé et socialisé).

1078.

Voir Bourdieu, Pierre. ‘Effets de lieu.’ La misère du monde. Paris : Le Seuil, 1993.