c - De l'espace rural à l'espace citadin.

Les vers à soie longuement décrits par Abraham Mitrie Rihbany et Edward Atiyah participent de cette élaboration. La structuration de l'élevage avec ses différents plans et compartiments (trays, rows, tiers (AMR FJ 23) représentés par des planches photographiques en regard du texte (AMR FJ 24), ses divisions et subdivisions (AMR FJ 24), suggère des espaces qu'on retrouve dans l'organisation du harem : ‘These were kept on large round wicker trays ranged on shelves round the walls of a large room, kept dark and warm’(EA ATS 24) : l'espace central vide et le pourtour occupé sur plusieurs étages par les occupant(e)s. L'image du jardin zoologique (IH OOE 33) rappelle aussi d'une certaine manière le passage du rural à l'urbain, dans lequel on reconnaît l'itinéraire d'Om Abdou à Leila Said : Om Abdou libre, rebelle échappant à l'emprise des anciens du village représentant la tradition et Laila Said, sa petite fille rattrapée par cette tradition, ficelée dans une robe de mariée trop étroite (LS 25) et confinée au Caire dans un appartement-cage (LS 32-33 ; 77) comme un animal : ‘trapped like a helpless animal’(LS 12).

L'espace naturel est donc, en dépit des apparences, organisé, cloisonné, préfigurant l'espace urbain. L'organisation de la tribu nomade telle que la représente Isaak Diqs est une étape intermédiaire où l'on voit se dessiner clairement les limites entre les différents compartiments. Si l'on a tendance à attacher au terme nomade une valeur d'errance, Isaak Diqs montre que c’est un contresens. Déplacements et installation du campement sont régis de manière stricte et hiérarchisée. L'espace s'organise autour de la tente du chef de la tribu, celle qu'on appelle ‘the shik(ID 17), point de rassemblement de la vie du campement : c'est là que se rassemblent les hommes de la tribu pour discuter des problèmes quotidiens ou écouter des contes (ID 17-18), là aussi que se rassemblent les sages des diverses tribus pour dire le droit lorsqu'une affaire dépasse les limites de la tribu (ID 36), là aussi que se retrouvent plusieurs tribus pour célébrer les fêtes religieuses avec plus de convivialité (ID 30). On a déjà dit que cet espace central était divisé en quartiers masculins et féminins (ID 18 ; 20 ; 37 ; 41 ; 43...), entre lesquels les enfants ont une grande liberté de mouvement (ID 45-46). Si l'on considère l'ensemble des activités des nomades, on s'aperçoit qu'elles procèdent par cercles concentriques. La grande tribu Al-Jubarat avec ses quatorze subdivisions vit sur les rives d'un oued et les collines qui le dominent permettent de voir toutes ses tentes, autour de cet élément vital qu'est l'eau (ID 60). Chaque subdivision de la tribu vit regroupée autour de son shik et chaque famille autour de son foyer (‘our family sat around our humble meal(ID 15)). Le cercle se resserre davantage encore lors des fêtes pendant lesquelles les garçons peuvent aller commencer leur cour à la fille de leur choix sous un châle, image en réduction de la tente :

Four or five girls gathered in a group and covered their heads with a large piece of cloth under which they used to sing. If any young man was beloved by any girl he was allowed to come under that shawl, just to look at the girls and to talk with any girl he loved. (ID 31)

En rouvrant le cercle, au-delà se trouvent les terres de la tribu où se déroulent les activités agricoles sur des espaces circulaires (‘teams of oxen donkeys or mules circling around and pulling the heavy, metal-bladed threshing-sledges...’(ID 153)). On remarque une série de cercles, qui ferment l'espace tout en laissant une ouverture : le cercle est protecteur (par exemple il protège du vent porteur de pluie (ID 17)) mais ouvert du côté d'où ne peut venir rien de mauvais. S'il est fermé, il est néanmoins signe de partage : ‘There was a line of prickly-pear, with some of the branches over our land and the other on Abu Zaid's side. He had planted that line but he was generous and asked us to use the fruit which was on our side’ (ID 69-70).L'espace de la tribu est donc structuré mais sans rigidité absolue - comme l'est la ferme de la grand-mère Yasmina de Fatima Mernissi.

Autour de la tribu nomade, la sédentarisation s’opère sur un mode similaire. Ainsi les villages se rassemblent autour d'une ville centrale, qui joue le rôle fédérateur du shik (ID 150).

Dès que le cercle protecteur est quitté, une autre forme d'occupation de l'espace apparaît. Bien que les déplacements s’organisent en principe en groupe, ils se font sur le mode linéaire. Ainsi les déplacements vers le marché, lieu de rassemblement, se font-ils sous la forme de longues files de Bédouins :‘a long line of people’ est répété de nombreuses fois pour dire ces mouvements de foule (ID 26 ; 27 ; 29). Cette figure se retrouve lors de la moisson où les ouvriers avancent dans leur ouvrage selon une ligne conduite par un meneur :‘He was working as a guide for the whole line of reapers. He could widen or shorten the cut. He also had to keep the line straight’ (ID 50).De même les animaux qui partent s'abreuver se suivent à la file : ‘after a while the animals were in one long line going northwards to the wadi’(ID 53).

Le mouvement vers l'extérieur donne lieu à une modification de la géométrie spatiale. Aux formes sinueuses (‘winding’(ID 26))et vallonnées (‘green hills’(ID 23...)) de la région de Wadi Al-Hisi succèdent les lignes rectilignes des camps de réfugiés (‘I passed by the great number of small white tents which were arranged in rows’(ID 126)) sur une terre aplatie par les bombardements (‘our land was flattened by bombs(FT SE 29)). La structure spatiale du camp nomade qui correspondait à une structure sociale pyramidale (donc verticale) disparaît dès qu'on s'écarte - volontairement ou involontairement - de la tradition nomade. Le mouvement ascendant est inversé dans les camps de réfugiés :

We meet this middle-aged woman [...] hanging her laundry on a line outside her ramshackle hut, with its tin-roof held down by rocks and pieces of wood and branches and what have you. (FT SE 14)

Linéarité (line), horizontalité (flattened) et mouvement descendant (hanging, held down) sont les nouvelles directions d'un univers déstructuré Ainsi, la sédentarisation, c'est-à-dire le remplacement des tentes par des maisons, donne-t-elle lieu à une utilisation désordonnée de l'espace :

People no more found enough time to sit together for talking [...]. The people preferred to stay near their estates, so one could see no longer that great number of tents, but here and there, or the green hills, one could see the newly-built houses. (ID 23)

C'est aussi un rétrécissement de l'espace qui s'opère avec le passage du nomadisme à la sédentarisation. De la vue dominante bordée par les seuls levers et couchers du soleil, l'univers du sujet se trouve réduit à un bureau - même pas une pièce, mais un meuble :

I, Isaak ibn-Abdulaziz Al-Diqs , have a fair-sized desk at the Ministry and expect quite soon to move to a really fine desk with many empty trays for important papers. (ID 16)

Seul le développement complet, l’étirement de son nom lui renvoie l'écho de la structure spatiale perdue alors que l'ascension sociale n'est qu'un faux nomadisme où la structure (représentée par les paniers de classement) n'est qu'une structure pervertie et perverse, comme toute structure bureaucratique rigidifiée. L'espace sédentaire se réduit en outre à l'occupation d'un seul lieu alors que le nomadisme élargit symboliquement l'espace en utilisant plusieurs lieux, même si ce nomadisme se situe dans une maison où l'on vit habituellement. Ainsi, la mère de Fatima Mernissi en transplantant à certains moments, certains travaux domestiques ou familiaux, a l'illusion d'un élargissement de son espace (FM 83).

De la structure tribale à la structure sédentaire, l'espace communautaire est réduit à un espace individuel : d'abord limité à la famille (dans les maisons) puis à l'individu (derrière son bureau) : du cercle à la ligne, au point. Mais l'apparent chaos qui s'ensuit trouve une compensation dans la recréation au niveau individuel d'une configuration commune : ainsi les cités traditionnelles et les maisons traditionnelles reprennent-elles cette occupation concentrique de l'espace, rendant une structure à ce qui n'en a plus. La rigidité de ces structures individuelles correspond peut-être à cette peur de la solitude (‘dreariness and loneliness’(ID 109)) dans l'espace vide, peur d'errer sans repères et de se perdre qu'Isaak Diqs enfant éprouve plusieurs fois ou à une peur de l'Autre qui fait fermer les portes à clé (ID 124) là où tout un chacun entrait et sortait librement.

Les camps de réfugiés sont un cas limite. Isaak Diqs et Fawaz Turki en décrivent la réalité. S'il s'agit de campements, ils n'ont plus rien de commun avec les campements tribaux. Le nomadisme est devenu exil : la terre a été volée :

The good, faithful earth on both [...] banks [of Wadi-Al-Hisi] had become no more the place of peace and fertility. The earth which collected the people and kept them together was stolen. (ID 99)

L'espace de vie est devenu stérile (‘The Bare Earth’ (ID 98)), les communautés ont éclaté et ont été dispersées, les sédentaires réduits à l'errance (‘In spite of being ragged and old, they [=our tents] were still better than the refugee camps, and we, despite our great misery, felt better than those people who were accustomed to the life in modern town and found themselves suddenly in tents...’ (ID 98)) et le nouvel espace du camp de réfugiés, bien qu'il soit rejeté hors des villes (‘we were still in that refugee camp on the outskirts of Beirut’ (FT D 10)) est un espace fermé (‘the encapsulated world of the refugee camp’(FT SE 32; FT D 160)). L'espace des réfugiés s'est paradoxalement refermé sur eux en éclatant : ‘our world had burst, like a bubble, a bubble that had engulfed us within its warmth’(FT D 43).Les images d'enfermement sont récurrentes chez Fawaz Turki qui, plus qu'Isaak Diqs, vit l'expérience du camp, avec sa stratégie d'auto-enfermement (FT D 17) (‘encompassed’(FT D 42-57)). Ce vol de la terre est vécu, même par ceux qui restent, comme un emprisonnement. Ainsi Raymonda Hawa-Tawil a écrit un livre de témoignage intitulé My Home, My Prison 1079 dont de nombreux chapitres portent des titres évocateurs d'enfermement. Les camps de réfugiés sont des lieux où le resserrement de l'espace cause l'indistinction (‘[The tents] were so close together that it was difficult to distinguish one from the other’(ID 126)) : la rectitude des alignements de tentes brouille la perception d'une structure compliquée encore par des rues tortueuses (‘a crooked pat’ (ID 106)) alors que le camp nomade était directement lisible et interprétable même en l'absence des tentes et de leurs occupants (ID 67-68 ; 103-104). En outre, le surpeuplement crée paradoxalement un vide que Fawaz Turki décline dans ses textes : ‘we grew up in a vacuum’(FT D 155). Il s'agit encore de ce vide qu'on a trouvé au milieu de ces structures d'enfermement qui, à trop enfermer le sujet, l'évacue.

Notes
1079.

Hawa-Tawil, Raymonda. My Home, My prison . (Jerusch Adam Publisher, 1978).